Le réusage du monde
Trieste
On dit qu’Istanbul est la porte de l’Asie. Pour moi, le voyage commence à Trieste. L’air qu’on y respire vient d’ailleurs. Pourtant la Slovénie ressemble encore trop à l’occident. C’est peut-être quand on s’arrête dans le premier village de Croatie que quelque chose se transforme. Les étals de pastèque, la mode, bloquée dans les années 90, les Golf GL rouge de mon enfance.
Je peine à trouver mes marques. La moto semble lourde. A dire vrai, elle l’est. La tentative de quitter l’asphalte pour prendre la TET slovène (trans European trail, un ensemble de pistes qui parcourent l’Europe) s’est soldée par un échec. Plonger directement dans une forêt, single track étroite, grimpant sur un lit de cailloux de plus en plus gros. Première chute après dix minutes à peine. Les réflexes reviennent: ne pas se précipiter, décharger les bagages accessibles, bloquer le frein avant avec un élastique. S’y reprendre à plusieurs reprises.
J’ai fait demi-tour. Besoin de sentir la distance avant de tenter l’aventure. Demain, peut-être, la TET croate sera plus clémente.
Premiers minuscules ennuis aussi, précurseurs des plus sérieux qui ne manqueront pas d’arriver. Perdu le tuyau d’air du réservoir auxiliaire. Trouvé un garage dans la banlieue de Trieste, mais le calibre du nouveau tuyau était trop large. Forcé et détruit à moitié le joint d’étanchéité.
Comme toujours, de l’aide. Un homme de 56 ans. On a parlé un peu du voyage. Sa remarque m’a frappé: à ton retour, tu pourras te marier. Quelle drôle d’idée! Pas tant que ça, en fait. Ce réflex universel, expérimenter la liberté avant de s’ancrer. Quelque chose de Kierkegaard chez ce triestin, le stade esthétique avant le stade éthique.
Avant de passer la frontière slovène, la ville des fous. On m’a parlé de cet endroit, surplombant Trieste. Trieste, port sur la mer. De jeunes innocentes tombaient amoureuses de marins de passage. Ils promettaient tout, ne tenaient rien. Elles finissaient par pleurer, les plus romantiques par sombrer dans la dépression. La famille, toujours elle, les emmenaient alors dans la ville des fous. Quand on passait le portail, c’était pour toujours. On ne pouvait plus en sortir, à moins qu’un membre de la famille, plus sensible que les autres, ne vienne vous rechercher. Les conditions étaient ce qu’elles étaient. Tout ça dura tant que peux durer la misère humaine. Un jour un psychiatre italien libéra les asiles de force. Si la folie n’est qu’une question de degré, alors il faut enfermer tout le monde où personne. La ville des fous connu sa libération. On y voit aujourd’hui la sculpture d’un cheval, commémoration de celui qu’on construisit en papier mâché avec les pensionnaires et qu’on promena dans le ville, dans un grand cortège. La ville des fous est devenue un lieu exemplaire. Les bâtiments hospitaliers côtoient les théâtres, les cafés, au sein de la troisième roseraie d’Europe.
De quelle folie faut-il être atteint pour s’en aller un matin, une moto pour toute possession, en direction de l’inconnu? A l’âge où les hommes s’achètent une maison, faire tenir sa maison dans quelques sacs, remplis pour l’essentiel d’outils et de pièces de rechange. Quand l’histoire de l’humanité est aussi intiment liée à la sédentarité, le nomadisme est à la fois une anomalie et un antidote. Antidote à ce que nous sommes devenus? Prisonniers des nationalismes, à force de s’être trop attaché à une terre au lieu de s’attacher à la terre?
Belgrade
C’est ici que tout a commencé. Un soir de juillet, à minuit. Bouvier arrive devant l’hôtel Majestic et retrouve son ami Thierry Vernet. Le voyage qu’ils ont longtemps rêvé peut commencer. Le mien aussi. Six mois de congé sabbatique, obtenu sur la base d’un projet qui ne me tenait pas plus à cœur que ça, mais qui avait le mérite de se calquer sur celui que je rêvais de mon côté depuis longtemps, voyager. Ce que j’avais vendu à la commission d’octroi des congés sabbatiques : refaire les six premiers mois de l’Usage du monde de Nicolas Bouvier, de Belgrade à l’Iran. Pour mettre toutes les chances de mon côté, j’avais précisé que je tiendrais un journal et qu’il serait mis en ligne au fur et à mesure de mon avancée. Le voilà, donc. Ce récit qui n’a pas d’autre but que de remplir mon cahier des charges, publié ici pour qu’il soit vu le moins possible, sans publicité aucune.
Cette manie de tout médiatiser a fini par éprouver ma patience. Voyager et se regarder voyager sont deux choses différentes. Je ne suis pas certain que Bouvier ait échappé lui-même à ce piège. Autant le dire tout de suite, je ne suis pas un admirateur éperdu de notre grand écrivain. J’apprécie L’Usage du monde, sans plus. Le poisson scorpion est un petit roman réussi. Quant aux chroniques japonaises et les poèmes, je ne les ai pas lus. Pour être tout à fait sincère, quelque chose dans l’écriture de Nicolas Bouvier me déplaît. Son style pue le bourgeois qui s’encanaille. Un exemple. Quand il arrive dans les baraquements qui leur serviront de logement, il dit: on coltina le bagage dans un escalier obscur. L’usage du singulier m’agace. Le bagage. Aussi correct soit-il, je le trouve affecté. Même quand je n’ai qu’un seul sac, je porte mes bagages, et Bouvier en était chargé. Mais au-delà du style, L’usage du monde souffre tout simplement de ce qu’il est, un récit de voyage. Aucun n’échappe selon moi à la collection de cartes postales, plus ou moins dissimulées par des stratagèmes qui empirent plus qu’ils n’excusent l’accumulation de clichés. Autre exemple chez Bouvier, la fin de son tout premier bloc de texte, dieu sait s’il a soigné sa clausule: Les étoiles étaient très brillantes. Je le vois d’ici jouir de la platitude de sa phrase. L’antithèse de l’effet pour produire son petit effet. Ficèle trop grosse pour passer inaperçue. On pourrait multiplier les exemples, mais ne soyons pas ingrat. Je lui dois ce congé et un prétexte aussi bon qu’un autre pour voyager.
Vernet et Bouvier logent à Saïmichte, dans des baraquements, de l’autre côté de la Save, ancien site de la foire de Belgrade devenu camps de concentration pendant la guerre. Le gouvernement les a généreusement reconvertit en ateliers d’artistes. Aujourd’hui, il n’en reste rien. A la place, une grande pelouse avec en son centre un monument à la mémoire des victimes, tziganes pour la plupart. Tout autour, des terrains de jeu s’étendent dans un vaste parc. On n’a pas osé occuper la berge devant l’ancien camps de concentration. De l’autre côté du pont de la Save, pas le même scrupule, et une longue alignée de péniches et de constructions sur l’eau abritent des restaurants et des boîtes de nuit.
J’ai longuement arpenté les berges autour de Saïmichte. Quelques bicoques délabrées donnent une idée de ce que devait être le site à l’époque où Bouvier y a séjourné. Sur un terrain de basket, des jeunes gitans jouent, pendant que leurs épouses (encore plus jeunes) surveillent leurs enfants. Se doutent-ils qu’à quelques mètres de là, des milliers d’entre eux ont disparus dans les camps? La rumeur des discothèques a remplacé le silence des prisonniers et le souvenir tombe dans un oubli que l’on ne peut que craindre. Après tout, nous sommes ici entourés, de la Hongrie à la Grèce, par d’autres camps, ceux des réfugiés.
Encore un peu plus loin sur les berges, le musée d’art contemporain de Belgrade. Difficile de ne pas y voir une allégorie. Des baraquements au musée, les artistes n’échappent jamais à la récupération institutionnelle. Tout au plus bénéficient-ils de quelques dizaines d’années d’indifférence pendant lesquelles ils peuvent tenter de dévoiler quelque chose.
Pour se débarrasser d’une évidence, oui, Belgrade a changé depuis le voyage de Bouvier, il y a plus de 60 ans. Belgrade a changé depuis que j’y suis venu, il y a seulement deux ans. C’est dire! Je peux déjà prédire que tous les endroits visités par Bouvier ont changé, probablement un peu moins en fonction du conservatisme des régimes politiques. Quoique… Le « progrès » lamine tout, il y a du wifi à Kaboul, c’est certain.
L’odeur du melon, qui donne le titre au chapitre sur Belgrade, on ne la sent plus qu’au marché, la rue pue les gazes d’échappements, comme partout. L’avenue Nemanjina noire et déserte, que Bouvier remonte certains soirs pour aller écrire au Mostar, éclairée et bruyante. On n’y entend plus le son de l’accordéon, mais celui des klaxons. Le Mostar n’existe plus, certainement rebaptisé avant de disparaître complètement, quant aux prostituées que Bouvier trouve belles malgré leur laideur (encore une coquetterie), elles doivent arpenter d’autres trottoirs.
En revanche, l’association d’artistes Ulus qui accueille l’exposition des dessins de Vernet, existe toujours. Elle possède aujourd’hui une galerie dans la rue principale de Belgrade. L’exposition abrite des peintures abominables d’un adepte de Magritte, le talent technique en moins et les facilités thématiques en plus. Personne n’a entendu parler ici de Bouvier et de Vernet.
Je relis avec amusement le passage sur l’histoire Serbe: « on faisait commencer l’histoire officielle avec l’invasion nazie. » Il se trouve qu’aujourd’hui même, le président français a rencontré le président serbe. J’ai assisté au discours, partagé entre l’admiration pour l’aisance de la performance (cinq bonnes minutes en serbo-croate, pauses éloquentes, crescendo parfaitement géré, lecture fine de la foule) et la consternation quant au contenu. Bouvier écrit que les Serbes se plaisent à lui rappeler que si la France est le cerveau de l’Europe, les Balkans en sont le cœur. A regarder Macron, qui semble un nabot à côté du président serbe, et surtout à l’entendre, on se demande où est passé le cerveau. Il a pourtant bien retenu la leçon, et ne parle que de passion, de sentiment, comme l’a écrit un de vos grand poètes, la France, elle est dans vos cœurs…
Il promet généreusement l’Europe à la Serbie. Je me demande si le même discours obtiendrait autant d’applaudissements en Allemagne. Europe ou pas, la politique a toujours un temps de retard. H&M et Adidas ont précédés Macron et Belgrade ressemble de plus en plus à n’importe quelle capitale occidentale. Après avoir promis ce qu’il n’a pas, il donne quelques leçons sur le Kosovo et la culture de la négociation. On l’applaudit encore, mais moins fort.
On pourrait trouver courageux de la part de Macron de parler du Kosovo et d’inciter au compromis pour consolider la paix dans la région. Oui, oui… Il faut peut-être rappeler que l’allié numéro un du Kosovo ce sont les Etats-Unis. La première chose qu’ils ont faite après avoir apporté leur soutien, c’est d’y construire en grande base militaire. On voit bien d’où Macron prend ses ordres. Il proposer à la Serbie d’échanger l’Europe (qu’il n’a pas) contre le Kosovo (dont il n’a rien à faire), parce que les États-Unis veulent la paix. Ils veulent la paix pour préparer une autre guerre.
Par acquit de conscience, j’ai fait un tour au musée national, là où Bouvier prétend avoir vu des bustes d’époque hadrienne plus vivants que ceux qu’on trouve dans tous les musées antiques du monde. Il n’y a pas mille façon de le dire, il ment. Ces bustes, comme on pouvait s’y attendre, obéissent exactement au style de leur temps. Ils sont bel et bien comme les décrits Bouvier, saisissant de naturel, d’exactitude et de cynisme. Mais ils ne sont pas particuliers dans leur genre. Peut-être les a-t-il vu comme ça, et il n’y a rien à redire à l’idée qu’un récit de voyage reflète le voyageur plus que la réalité. Plus probablement, il cherche l’effet et préfère un mensonge à une longueur sur des bustes antiques comme les autres. Et là encore, rien à redire. Je préfèrerais simplement que l’on considère dans ce cas la littérature de voyage pour ce qu’elle est: une fiction comme une autre.
Le passage sur Belgrade se termine d’ailleurs par une très belle carte postale (reconnaissons à Bouvier l’art d’en écrire de superbes). Tout y est: les chèvres, les oies, les enfants qui jouent à la marelle. Tout ça a existé, bien sûr. J’ai vu des scènes similaires ailleurs, dans des villages perdus du Maroc, par exemple. C’est le pittoresque qui n’a jamais existé ailleurs que dans l’œil de l’écrivain. Bouvier ressemble à ces peintres européens du XIXe qui partaient en Orient s’inventer de nouvelles racines. Ils ne peignaient pas la réalité qu’ils voyaient mais les fantasmes qu’ils y projetaient.
Batchka
Bouvier veut enregistrer des musiques tziganes. On lui signale un campement, à une centaine de kilomètres au nord, en direction de la frontière hongroise. Le nom d’un village: Bogoiévo. Ils y cherchent les tziganes en vain. Ils sont un peu plus loin, là où le Danube fait une boucle sur le frontière croate (à l’époque, pas de frontière). Ils passeront une partie de la nuit avec eux et Bouvier pourra ramener son enregistrement. Voilà un bel exemple de cette médiatisation qui m’agace. Enregistrer la musique qu’on écoute est un contre-sens. Cage a dit tout ce qu’il y avait à dire sur le sujet.
Plus de traces des Tziganes à Bogoiévo. Je n’y suis allé que par scrupules. Le comble aurait été qu’ils y soient encore. Que des gens du voyage soient restés plus de soixante ans au même endroit les auraient décrédibilisé. A quelques peaux plus sombres que les autres, on devine que certains ont tout de même préféré se sédentariser. Pas de musique tziganes pour ce soir, donc.
J’aurais certainement dû m’arrêter là, au bord du Danube, planter ma tante, sortir la clarinette et jouer quelques notes à la mémoire des gitans. Mais je ne suis pas assez romantique ou trop soucieux de mon confort pour camper quand ce n’est pas indispensable. J’ai continué vers le village.
Bogoiévo n’a pas une seule chambre à offrir, ni les villages environnant. La nuit tombe et on finit par m’indiquer une auberge, au bord d’un lac. J’y arrive tard. Un mariage bat son plein. J’aurais finalement aussi ma musique aux accents tziganes ce soir-là, et jusqu’à tard dans la nuit. Être le seul étranger dans un mariage est une expérience qui reflète bien une certaine idée du voyage. On n’est jamais vraiment dans la fête, au mieux, un témoin accepté, souvent un observateur neutre, au pire un intrus gênant.
La route de Macédoine
Les riches fermiers sont toujours là. C’est à eux que l’on doit les ralentissements sur les excellentes routes qui descendent vers la Macédoine. Kraguiévač est une grande ville qui n’offre rien de particulièrement attractif. Je regrette d’avoir fait le détour. Si Bouvier me paye le voyage, je dois bien lui sacrifier quelques jours d’errances inutiles. Mais nous ne sommes pas juge de l’inutilité de notre temps.
Prilep
La route qui mène à Prilep a été transformée en circuit moto. Un vrai bonheur. Tant que l’on prend garde à ces tracteurs qui devaient déjà rouler à l’époque de Bouvier et obligent à passer de cent kilomètre heure à dix en quelques mètres, aux chiens errants fatigués de vivre, aux tortues indifférentes aux lois de l’évolution, on profite des lacets qui serpentent entre les montagnes macédoniennes.
Quand on aperçoit la ville depuis les hauteurs, on comprend vite qu’elle n’a plus rien à voir avec le petit bourg dans lequel Vernet et Bouvier passèrent quelques semaines à attendre l’automne. Y attendre quoique ce soit aujourd’hui serait suicidaire. J’espère tout au plus m’y restaurer avant de reprendre la route en direction de la Grèce.
C’est sans compter sur la communauté des motards. A peine arrivé au pourtour du centre ville que je suis harponné par une Suzuki DR 800. C’est Milan, qui m’emmène dans un restaurant où j’aurai droit à toutes les variations de viandes et de poivrons frits du pays, et où il ne sera pas question de payer quoi que ce soit, parce que comme il dit, dans son excellent anglais: That is the way its done here.
Il m’invite à rester chez lui, et comme je me sens obligé de respecter l’esprit du voyage, j’accepte avec quelques réticences. Sa femme semble partager ma retenue. Il faut dire qu’elle a perdu son oncle aujourd’hui, mais comme le répète Milan: that is what it is.
Il m’emmène explorer les jolies routes en dehors de Prilep, et la première que nous empruntons à des accents familiers, petit ruban qui grimpe au milieu de rochers taillés par quelque géant primitif. Je crois d’abord que c’est pour la route que nous sommes là, quand j’aperçois tout en haut la silhouette d’un monastère. J’ai dû mal à en croire mes yeux. Je suis venu ici il y a une année exactement. Je revenais de Grèce et j’avais, je ne sais comment, repéré ce site sur mon chemin vers Skopje où je comptais passer la nuit. J’avais pris de nombreuses photos des fresques extraordinaires qui recouvrent les murs encore noircis par un incendie dont le monastère peine à se remettre. J’avais gardé de cette visite un souvenir intense. Je n’ai pas vu beaucoup de lieux aussi imprégnés de calme et de solennité que cette église dévastée par les flammes et ses icônes rescapées. Je m’étais dit deux choses à l’époque, la première que c’était là un des endroits religieux les plus juste que j’aie jamais vu, la deuxième que je ne reviendrais certainement jamais ici, et j’avais contemplé longuement ces fresques aux accents byzantins, comme on regarde les choses pour la dernière fois. Au moment même où les mots sortaient de ma bouche, j’ai su que je n’aurais jamais dû dire à Milan que j’étais déjà venu ici. J’ai senti instantanément sa déception. Mon manque de délicatesse m’a pesé longtemps dans la soirée pour ne se dissiper que dans les litres de bière que mon hôte ne cessera de me servir en continu. Après le monastère consacré à la Vierge, nous sommes allés de l’autre côté de la vallée, dans un autre monastère que l’on rejoint par un chemin non goudronné où j’ai lutté pour ne pas perdre trop de terrain sur Milan qui semble connaître chaque pierre et chaque ornière de boue par cœur. A 80 centimes d’euro par nuit, on peut y élire domicile pour une retraite à bon marché.
Toute la soirée, la discussion a été remplie par moitié d’anecdotes de voyages à moto, de mécanique et des spécificités de différents modèles, et pour l’autre, des complaintes de Milan envers la Grèce et toutes les humiliations que la Macédoine doit endurer depuis qu’elle s’est constituée en État. J’ai entendu le même genre de griefs au Kosovo, envers les Serbes cette fois. Ce mot d’humiliation revient toujours. Avec le même degré de plaie à vif qui fait peur. Milan ne se rend-il pas compte qu’il me parle des coins reculés d’Albanie qu’il faut éviter à tout prix si l’on tient à la vie avec le même mépris?
C’est à Prilep que Vernet et Bouvier vont écouter la radio, fierté d’un barbier turc. Mon hôte n’est pas moins fier de sa douche à radio incorporée.
J’étais donc déjà passé à Prilep sans le savoir, s’en m’être rendu compte que c’était le Prilep de l’Usage du monde. Si j’en avais eu conscience, je ne me serais pas donné la peine de revenir par ici et je n’aurais pas rencontré Milan, le vendeur de glace. Demain, il m’accompagnera jusqu’à la frontière grecque par des chemins qui lui tiennent à cœur.
Comme à l’époque de Bouvier, on se lève tôt à Prilep. A six heures du matin, comme me l’a recommandé Milan, je suis prêt. Nous ne partirons qu’à neuf. On prend le temps du café turc, du déjeuner somptueux que nous a préparé Irina. Enfin, départ pour la Grèce. Dès que nous avons passé la frontière, Milan roule prudemment. Nous empruntons une petite route qui grimpe jusqu’à une station de ski, à 2’500 mètres d’altitude. Mais ce n’est pas le but de l’excursion. Nous quittons la route pour un sentier escarpé qui prend à travers champs. Je m’accroche, mais quand je compare les pneus presque lisse de la DR avec mes pneus à crampons, je m’encourager et la KTM me tire de chaque mauvais pas avec aisance. Après vingt minutes de ce régime, nous arrivons enfin. C’est une petite chapelle qui marque la frontière entre la Macédoine et la Grèce. Un chemin similaire à celui que nous avons pris permet de l’atteindre de l’autre côté. L’église est exactement sur la ligne qui sépare les deux États. Elle a été édifiée à la mémoire des soldats serbes morts ici même, sur le front de Thessalonique, pendant la première guerre mondiale. Ceux dont parlaient Macron, quelques jours plus tôt à Belgrade. Leurs ossements ont été réunis et conservés dans une petite crypte. Les barbelés de la ligne de front, tissés en cordes épaisses, entourent l’édifice. Un léger brouillard enveloppe la chapelle; il n’y a rien à dire. Juste écrire un mot dans le livre d’or, sur l’insignifiance de l’existence, et nous reprenons nos motos en silence.
Je me serais passé des sources d’eaux chaudes dans lesquelles nous barbotons une petite heure, mais je me sens trop redevable à Milan pour lui confisquer ce plaisir. Ceux qui pensent que la liberté consiste à faire ce qu’on veut quand on veut ne l’on jamais expérimentée.
Après un bon repas grec que je parviens à force de persévérance et en faisant mine de ma fâcher pour de bon, à payer, nous nous quittons en faisant semblant qu’on se reverra. Après tout, je ne pensais jamais revenir à Prilep.
La route d’Anatolie
Le moins qu’on puisse dire, c’est que Bouvier ne s’étend pas sur la traversée de la Grèce. Il réussi à placer un lieu commun sur le bleu et nous voilà à la frontière, et déjà Istanbul. On comprendra bien plus tard cette omission. Elle répond à une des thèses qui sous-tend le récit de Bouvier et qu’il ne dévoile qu’en Iran, dans son passage sur Persepolis si mes souvenirs sont bons : en Europe, en particulier dans les écoles, nous faisons tout remonter à la Grèce antique, passant ainsi sous silence toute la culture orientale, et la perse en particulier. Il a raison, mais cette raison pêche au moins par deux aspects. En premier lieu, parce qu’aucun récit ne gagne à être sous-tendu d’une thèse, aussi pertinente soit-elle. Et en particulier celui-ci, qui veut nous faire croire que c’est le voyage qui l’écrit et pas la volonté de son auteur de démontrer une idée. Et ensuite parce que la Grèce, si elle n’a pas tout inventé, a mis son génie à tout développer, jusqu’à une perfection rarement atteinte. Je ne connais rien à la Grèce de l’époque où Bouvier fait son voyage, mais celle d’aujourd’hui, mauvais élève de l’Europe, celle qui répond à l’austérité par la générosité, cette Grèce dont pourrait venir le salut si on voulait bien l’entendre, ce n’est pas vers le passé qu’elle est tournée.
De mon côté en tout cas, je suis heureux de la retrouver. Est-ce l’huile d’olive que l’on recommence à servir sur tout, une certaine façon de peupler les terrasses, la terre plongeant ses racines dans la Méditerranée? Je me sens en territoire familier et c’est peut-être la dernière fois avant longtemps.
Une chose me frappe sur cette terrasse de Thessalonique. Je l’ai perçue depuis mon départ, mais je ne mets le doigts dessus qu’à présent. Une grande part de se projet (de ce prétexte serait plus juste) consiste à mettre en regard le passé de l’époque de Bouvier et le présent. Comme je l’ai déjà dit, évidemment, tout a changé. Mais ce qui a changé le plus, c’est ce qu’on finit par ne plus voir tellement c’est devenu familier. La posture identique des gens, depuis la Suisse, à travers les Balkans, et jusqu’à cette terrasse de Thessalonique. Partout, ces silhouettes penchées vers le sol, le regard planté sur le petit écran du portable. Si un noble romain se perdait dans les dédales du temps et échouait à côté de moi, il reconnaîtrait certainement cette posture. C’est la posture des esclaves, habitués à courbé l’échine et à regarder vers le sol.
Ce que Bouvier retient d’Alexandropolis, ce sont les poissons frits et un coucher de soleil. Va pour les poissons frits, ils sont excellents.
Bouvier ne précise pas quelle route ils prirent jusqu’à Istanbul. J’en profite pour me faire la main sur un peu de piste en prévision de la suite et je prends un morceau de la tet Turquie. Magnifiques routes en terres à travers les champs de tournesol. Difficile de ne pas accélérer, la ktm fait des merveilles, malgré « le bagage ». Je prends confiance, trop confiance. Soudain la piste bifurque, en quelques virages le sol se transforme, il devient lourd, et sans prévenir, la boue, épaisse, profonde. Je tente de passer en force. Rien à faire, la moto s’enfonce et ne bouge plus. Je lutte pendant un temps qui me parait infini sans parvenir à la déplacer de plus d’une vingtaine de centimètre. Je décharge, pas de changement. Après une demi-heure, je suis épuisé. La moto tient toute seule, droite dans la boue qui lui arrive à mi-roues. Je laisse tout là, et part chercher de l’aide. Je repartirai trois heures plus tard. Tracté par un camion. Une fois passée au jet (et moi avec, qui suis couvert de boue), je reprends la route. J’hésite à emprunter encore la tet, juste quelques kilomètres pour rejoindre une route goudronnée. Cette fois c’est le sable qui s’invite. Je le connais assez pour avoir roulé sur une partie du Sahara, et je sais à quel point il est traitre. Je m’en sors tout de même, en colère contre moi-même de prendre tant de risques alors que le voyage ne fait que de commencer. Je dois à la fatigue les premiers doutes. Les quelques jours à Istanbul ne seront pas de trop pour reprendre des forces et retrouver confiance. Quand la route vous met à l’épreuve, il faut se montrer modeste et payer son tribu en s’arrêtant le temps qu’il faut. L’hôtel que j’ai réservé n’a rien du Moda Palace où Bouvier s’installa. Il avait la moitié de mon âge et voyageait en voiture.
Constantinople
Je n’ai pas commencé par traverser la moto sur la rive asiatique comme Bouvier et Vernet leur topolino. Je me doutais avec raison que le quartier de Moda avait perdu son palace et ses gargotes où il tomba malade une semaine. La ville a cependant conservé certaines caractéristiques qu’ils lui trouvent. Elle est toujours cher, et la splendeur de son passé reste figée dans le passé. Les dizaines de kilomètres de bouchons qu’il aura fallu pour y accéder n’auront d’égal que ceux qu’il me faudra pour en sortir. Je découvre Istanbul pour la première fois. Si je suis évidemment ébloui par ses monuments, j’apprécie surtout l’atmosphère qui y règne, vie grouillante, quartiers contrastés, villes dans la ville, et l’eau, partout, qui offre le plaisir de se déplacer en bateau et invite, comme toutes les cités bâties sur les mers, à rêver de voyages lointains.
Vernet et Bouvier y cherchent en vain du travail. Mon travail consistant à retracer leur pas, je l’estime déjà fait et je profite d’une semaine à redevenir piéton et à me perdre avec délice dans les dédales de Beyoglu, Vela, Taksim ou d’Eminönü. Moda, bien sûr, devenu lieu de détente pour les Istanbuliotes comme pour les touristes, et ses parcs où règne une atmosphère suffisamment détendue pour que les amoureux s’y embrassent sans arrières-pensées.
Une semaine, donc, de tourisme agréable, mais qui supporte mal d’être racontée.
Memeth insiste pour que je prenne son numéro et que je rencontre ses cousins quand je serai à l’autre bout de la Turquie, près de la frontière arménienne. La ville dont il me parle semble pourtant déjà de l’autre côté de la frontière. On se dispute ces montagnes depuis toujours, me dit-il avec fatalisme. Les arméniens ne le savent pas, mais elles sont turques. Même rengaine depuis que je suis parti. Au Kosovo, en Macédoine, en Serbie, comme si toutes les zones frontalières du monde avait leurs conflits, leurs déplacements de populations et leurs lots de morts et de larmes.
Un incident ponctuera le départ. Une femme de chambre regardante sur la propreté a jugé préférable de faire disparaître mes bottes de moto encore entachées de boue dans les ordures. L’hôtel se met en branle pour les retrouver. On payera un malheureux pour descendre dans le trou où l’on jette les sacs. Il en sortira mes bottes, après une vingtaine de minutes, éclairé à la lampe de poche, le sourire édenté de s’être fait aussi facilement le salaire d’une ou deux journées de travail.
Je prendrais bien le long de la mer noir, mais Bouvier et Vernet, soucieux d’échapper à l’hiver, se pressent par la route d’Ankara. Quarante kilomètres d’un trafic dense pour échapper à l’agglomération d’Istanbul devenue tentaculaire. Passer les usines de bétons gigantesques, les centrales électriques vétustes, les centaines de tankers attendant leur cargaison dans la baie d’Izmit, donne une vague idée de l’échelle atteinte par l’industrie des hommes.
Je me demande combien de centaines de kilomètres il me faudra encore rouler pour trouver une piste en terre comme celles qu’empruntent Bouvier et Vernet, mais je soupçonne que ça n’arrivera qu’en m’éloignant de l’itinéraire de l’Usage du monde.
Dans ce récit prétexte, j’ai le sentiment d’oublier tout ce qui fait le voyage et qui déjà, après un vingtaine de jours seulement, légitime à mes yeux de partir. Cet homme touché que j’apprécie le repas qu’il me sert et pour lequel je lui ai donné carte blanche (mon turque s’arrêtant au merci beaucoup appris à Istanbul), ces « bon voyage » incessants, ce douanier qui sort de sa baraque pour venir examiner la KTM avec l’admiration et le respect des connaisseurs, ce policier qui ne veut pas me retenir plus longtemps et surtout ne pas gâcher le souvenir de son pays par une contravention inutile. Ces hommes assis en grappe aux terrasses des cafés de villages, qui semblent fomenter un mauvais coups. Les paysages nourrissent notre soif d’absolu, de grandeur et notre besoin de solitude, mais les hommes s’adressent à notre espoir profond de fraternité, de confiance et notre recherche de liens.
Route d’Ankara
Bouvier a bien décrit le paysage. Son plus grand mérite et de ne pas s’être appesanti en de longues descriptions. Dans une fiction, elles ont leur utilité, elles participent au récit. Mais dans un récit de voyage, elles ne font que nous frustrer de l’incapacité des mots à dire autre chose que la façon dont nous voyons la nature.
En quelques phrases, Bouvier rend bien les grands changements d’atmosphère. Après quelques heures de route, on s’habitue à tout, même à l’incommensurable. Ce qu’il reste, ce sont les changements.
Fatigué de suivre leur tracé qui s’est transformé en une grande artère à camions, je prends par les champs. Très vite, c’est la solitude des grands espaces qui revient. Ce n’est que lorsque je m’éloigne du livre que je m’en approche le plus. Je ferai bien d’en prendre de la graine pour la suite. A force d’être littéral, on perd le voyage.
Sungurlu
Si je n’ai pas vu de partouze de tortues sur la route, je n’ai pas trouvé de chambre non plus à Sungurlu qui est devenu un de ces villages qu’on traverse sans avoir envie de s’arrêter. Ils semblent avoir conservés le pire du passé et pris le pire du présent.
Je me suis rabattu sur le village d’Hattouscha et ses fouilles Hittites. Trois hôtels, appartenant tous à la même famille. Chacun donne un coup de main, la grand-mère à la cuisine, la petite fille au service, le père qui se débrouille en anglais à la réception et le neveu sur l’ordinateur. Voilà une famille qui a su exploiter les quelques pierres millénaires, les pointes de flèches et les tablettes gravées. Ce n’est peut-être pas le meilleur des investissements non plus, je suis le seul client.
Merzifon
Avant d’aller explorer le restaurant de l’aéroport de Merzifon, je m’arrête au marché de fruits et légumes de Corum. Il n’y a vraiment qu’en Suisse que les marchés sont si tristes et si monochromes. Partout ailleurs, on se rattrape de tous les manques et on y affiche avec fierté l’opulence de la terre. On met aux légumes les habits du dimanche. Chacun rivalise de savoir faire pour aligner ses poivrons, ses pêches, ses œufs, et jusqu’au vendeur de pomme de terre. Que je puisse m’extasier devant un marché est bien la preuve du niveau de nullité dans lequel nos sociétés de supermarchés sont tombées.
L’aéroport de Merzifon est inaccessible, il faut montrer patte blanche pour y accéder, et j’ai encore des traces de boues un peu partout.
Sans regret. Je suis à peu près certain que les soldats soupçonnés par Bouvier de danser un peu trop rapprochés les uns des autres n’y étaient pas.
Route d’Ordu
Ce n’est qu’en arrivant sur la côte que je remercie Bouvier pour la route. Une grande nationale coupe sur Ordu, mais je parviens à rejoindre la route qui longe la mer et qui doit emprunter quelque chose de l’ancienne piste prise par les deux amis.
Ce qu’ils appellent le col d’Ordu a disparu. Il reste quelques beaux lacets qui grimpent dans la forêt. Il faudra à Bouvier et Vernet des heures de lutte pour gravir les cinq cents mètres de dénivelé. J’ai compté quatre minutes avec la KTM, compris la photo au sommet. Une fois descendu de l’autre côté, j’ai pensé à eux et à tous les efforts qu’ils ont dû déployer pour franchir cette route. Je suis revenu en arrière et j’ai refait le col, montée et descente comprise, en une minute et quelques secondes. Les pistes en terre ont toutes disparues, celles qui servaient à se déplacer en tout cas. Il ne reste plus que les chemins vicinaux. La Turquie de Bouvier n’est plus qu’un souvenir, quelques pages dans l’Usage du Monde et la route qui longe la côte ressemble à une promenade balnéaire.
Batoumi- Géorgie
J’ai compris que si je voulais suivre les traces de l’Usage du monde, il fallait que je m’en éloigne. Comme j’ai de l’avance sur l’itinéraire, que l’Iran peut attendre comme il attend depuis si longtemps, et qu’il y fait en ce moment des températures à convaincre Donald Trump du réchauffement climatique, me voilà en Géorgie.
Batoumi
Les geeks ont une passion esthétique peu connue, appelée RGB. Je ne saurais en retracer les origines, mais elle consiste à illuminer les PC, clavier ou autres accessoires électroniques, de led rouge, bleu, jaune, vert. Un passe-temps comme un autre. Batoumi est la ville RGB. Chaque hôtel du bord de mer clignote de tous ses feux. Les goûts et les couleurs ne se discutent pas, à Batoumi, surtout les couleurs. J’imagine que c’est ce qui arrive quand on a été condamné au gris pendant 100 ans.
La distraction principale de la ville consiste à faire la promenade du bord de mer sur une voiturette électrique d’handicapé. J’ai même vu une musulmane en Niqab jouer les fanjio en éclatant de rire pour le plus grand plaisir des ses quatre enfants, accrochés à l’arrière. Le karaoké de l’hôtel s’attardera tard dans la nuit.
La route d’Akhalétsiké
La Géorgie est un pays dirigé par les vaches. Elles ont exigé que les hommes construisent des routes pour leur distraction. Elles déambulent partout librement et se désennuient en regardant passer les tracteurs. Comme il faut bien s’occuper, les hommes exploitent deux choses, les cailloux et le raisin. Les cailloux servent à faire les routes, et le raisin à faire la fête. Il n’en a pas toujours été ainsi. Aux innombrables citadelles qui parsèment la campagne géorgienne, on imagine qu’avant le règne des vaches, d’autres maîtres ont habités ces terres. Parfois, dans le regard d’un homme contrarié, on sent qu’il ne faudrait pas beaucoup pour que le sang conquérant se réveille à nouveau.
La seule hypothèse plausible quand on essaie de comprendre le lien entre la ville de Batoumi et la campagne géorgienne, c’est que la thèse de certains physiciens audacieux est exacte, et que nous sommes bel et bien dans une simulation informatique. La Georgie a été imaginée par un adolescent farceur mais peu assidu. Il y a mis d’immenses forêts vallonnées, mais seulement la moitié des routes. Des animaux partout, mais pas encore les enclos. Tout laisse croire qu’il n’a pas eu les moyens de finir ce qu’il a commencé. D’autant qu’il a dû dépenser pour simuler Batoumi (qui sous cette éclairage devient une ville totalement logique) un nombre de crédits considérable.
Une petite description comme celle-là montre bien selon moi les limites du récit de voyage. C’est une succession de petits effets, amusants peut-être, mais incapables de rien dire du pays. On y est condamné. Vouloir y échapper voudrait dire s’installer quelque part jusqu’à appartenir à l’endroit. Et comme on ne peut pas être à la fois dedans et dehors…
J’ai pris plaisir à me perdre et à retrouver les traces de Bouvier là où il n’est pas allé. Les chiens sauvages qu’il faut semer sous peine de passer quelques heures à la recherche d’un dispensaire pour un vaccin contre la rage. La vie tranquille des géorgiens, qui n’ont pas grand chose, mais qui en tirent le maximum, bains dans les rivières caillouteuses, miel qui doit encore quelque chose aux abeilles et pas au sirop chinois, et bien sûr, ce vin que l’ont trouve partout, au verre dans les rues, en flacon partout ailleurs.
En parlant de Chinois, j’en ai vu quelques wagons, occupés à construire des routes. La géopolitique a bien changé depuis Bouvier, et si je continue à être frappé par ces visages prosternés en direction de leur téléphone, l’omniprésence des chinois dans les grands œuvres de constructions, des Balkans à ici, témoigne d’un autre changement tout aussi révélateur.
La route de Vardzia
Si j’ai complètement raté la fin de journée d’hier en faisant exagérément confiance au gps qui m’a envoyé vers un Vardzia différent, à deux cent kilomètres au nord (ce qui en dit long sur mon sens de l’orientation), et qui m’a valu de dormir dans ce que la Géorgie fait de pire en terme d’hôtel (un lugubre bâtiment le long d’une route principale où les camions roulent toute la nuit), on peut dire que j’ai largement compensé aujourd’hui.
C’est assez révélateur de ce qu’est le voyage. Une suite de décisions, certaines bonnes, d’autres mauvaises. L’important étant de ne pas persister trop longtemps dans les mauvaises et de savoir apprécier les bonnes pour ce qu’elles sont, un peu d’instinct et beaucoup de chance.
Après avoir mis deux heures à revenir sur Akhaltsikhe, qui est à une heure de Vardzia par la route, j’ai suivi un tracé hors piste trouvé sur internet. Près de quatre heures de chemins, parfois difficiles, à travers les montagnes escarpées. Une nature à couper le souffle. Des couleurs impensables, tâches de jaunes, de roses, de violet, dans les prés saturé de vert, dans le sable rouge et les pierres grises et noires. Si le tracé m’a perdu quelques fois en m’indiquant une direction d’où tout sentier avait disparu, j’ai réussi sans trop de mal à rejoindre une des nombreuses pistes qui serpentent ces montagnes. Des enfants gardent encore à cheval des troupeaux de moutons ou de vaches, font ruer leur monture en échange d’un wheelie, une paysanne, toute étonnée de me voir arriver à travers un champ, m’a indiqué la direction après m’avoir offert un café. Étonnants chemins montagneux, un instant on fume une cigarette avec un berger qui passe quelques mois à aider son père avant de retourner à Batoumi, chercher du travail qu’il ne trouve pas, malgré son master en économie, et l’instant d’après on se retrouve entouré de falaises sur des lits de rocailles trop meubles pour relâcher sa concentration un moment. Malgré l’immensité des horizons, on n’est jamais longtemps seuls, on sent que la Géorgie est un petit pays et que les hommes on occupé tout ce qu’il y avait à occuper. Tant mieux, ça donne la confiance nécessaire pour franchir les gouilles d’eau boueuse dont on ne sait jamais vraiment la profondeur.
Le plaisir qu’il y a à rouler à moto sur ces sentiers mérite qu’on s’y attarde un peu. Les conducteurs de camionnettes que j’ai croisé ne comprennent pas. La route est très mauvaise, il faut faire demi-tour, c’est beaucoup plus rapide par la voie principale! Je leur fais un signe vers le paysage, désigne le sourire sur mon visage, et ils se résignent. Aussi accidenté que puisse être le chemin, c’est toujours une histoire de lecture. Lire le terrain, choisir sa ligne, laisser la moto faire le travail. Recommencer, mètre après mètre. Recueillir les informations qui passent des pneus à la fourche et jusqu’aux poignées, jeter le regard en avant sans perdre une seconde la conscience des pièges, ornières creusées par les chutes d’eaux ou les 4×4, changements de texture, sable, gravier, herbes, c’est lire avec un autre sens les signes d’une autre nature, anfractuosités, dévers, dépressions. Et puis parfois tout concorde, le sol s’aplanit, on ouvre les gaz, la roue arrière dérape un peu et reprend de l’adhérence, les oiseaux montrent le chemin, semblent s’amuser de cet étrange compagnon qui file à leur vitesse le long du tracé sinueux.
J’imagine que les marcheurs font la même expérience, mais quelque chose en moi est resté bloqué à l’adolescence, et l’adolescent est un être simple, il aime le bruit d’un échappement, le plaisir de la mécanique, la puissance d’un moteur.
J’ai mis quatre fois plus de temps à rejoindre Vardzia par cet itinéraire, le cœur content, comme si j’avais fait le plein de beauté pour un bout de temps. C’était sans compter l’œuvre des hommes.
Je ne m’attendais pas à grand chose. Sur les photos, les grottes troglodytes paraissaient suffisamment pittoresques pour faire le détour. Mais l’énormité du site laisse sans voix. Difficile de départager la nature et les hommes sur ce coup-là… Qu’on ait creusé à la force des poignets ces centaines de cavités dans la roche, ce monastère et ces galeries interminables à la gloire de Dieu rend surtout hommage à la ténacité des hommes et à leur étonnant besoin d’élévation. La vanité des rois doit jouer son rôle aussi, et le besoin de laisser une trace. Peu importe, quelle trace! Et puis ces moines sont sympathiques. La moitié de ces cavités servaient à écraser le raisin et à faire du vin. La vie monastique avait du bon.
Bouvier n’aurait probablement pas consacré un paragraphe à Vardzia. Une phrase en passant. On le sent constamment aux aguets pour ne pas tomber dans le guide touristique. C’est aussi que l’Usage du monde est surtout un usage des hommes.
La route de Tbilisi
Comme je n’ai pas les mêmes réticences que Bouvier sur le tourisme, je m’arrête à Gori, où comme vous l’apprendra n’importe quel guide touristique ou internet, la grande attraction, et la seule, est le musée Staline, un enfant de la ville qui a réussi. Il a tellement réussi que malgré la russo-phobie des géorgiens, ils ont beaucoup de difficultés à dire du mal du petit Joseph. Au niveau peinture, c’est ce que le réalisme socialiste a fait de mieux. À en croire le musée Staline, Joseph était un type formidable. Ardu au travail, il aimait les enfants, et ne dédaignait pas rire un bon coup. Un type formidable. D’ailleurs, les nombreuses vitrines qui présentent les cadeaux que lui ont adressé le monde entier en témoignent.
Parce qu’on a dû leur faire la remarque trop de fois, les géorgiens ont quand même ajouté une petite pièce, à l’écart (il faut faire un gros effort pour la trouver), qui présente à travers quatre photographies et la mise en scène d’une porte de prison, les aspects moins glorieux du bonhomme. Pour plus, comme dit la guide, il y a internet et les livres.
Cette visite m’inspire deux choses. La première, c’est que la propagande a de beaux jours devant elle, et que l’on continue à utiliser les mêmes vieilles recettes (inclure une minuscule critique dans l’hagiographie en faisant croire qu’on s’est soumis à la pensée critique.) En vérité, le musée Staline devrait être un musée de l’horreur, des génocides, du goulag, des exécutions arbitraires, avec, peut-être, une petite pièce pour les bonnes oeuvres du tyran. La deuxième, c’est que malgré l’aversion des géorgiens pour la Russie, le patriotisme gagne toujours, et la fierté de cette petite ville d’avoir donné au monde un homme digne des livres d’histoire est plus forte que la honte de l’avoir vu naître.
Aller jusqu’à Rostov me ferait faire un détour décidément trop long (détour de quoi, je ne sais pas…) mais je ne serais pas surpris que même là, on célèbre l’enfant du pays, l’infâme Tchikatilo, surnommé le boucher de Rostov, l’éventreur de Rostov, le monstre de Rostov, le cannibale de Rostov (tout ce qu’on veut, mais de Rostov), serial killer légendaire, le mal incarné, que les amateurs de sensations fortes se renseignent…
Conclusion, patriotisme 1 tout le reste 0
Tbilisi
il y a des villes qui frappent par leur cohérence (New York, Venise) d’autres par leur incohérence (Sarajevo, Belgrade). Tbilisi fait partie de la deuxième catégorie, et à ce titre, elle touche directement le cœur, plus sensible à la déraison, comme on le sait depuis Pascal au moins.
Les Géorgiens se sentent, à juste titre d’ailleurs, spoliés par l’histoire. Depuis toujours, ils ont pâti de leur situation géographique, entre l’Europe et l’Asie, sur le chemin de tous les conquérants. Des Perses aux Russes, ce coin de terre a été divisé, partagé, ré-divisé, re-partagé, pillé de ses trésors, et aujourd’hui encore, il est pris en étau entre une Russie toute puissante qui soutient les indépendantistes géorgiens prêts à lui prêter allégence, et une Europe timorée qui voudrait bien mais qui ne peut pas grand-chose.
Tbilisi porte les marques de ces tensions. Parce qu’il faut bien se rassurer, les statues y sont plus grandes et plus dorées qu’ailleurs. Mais la ville n’attend personne pour avancer, et si certains quartiers aux baraques en bois et aux balcons désuets paraissent figés dans le temps, la jeunesse s’est mise à la page, à grand renfort de cafés, de galeries d’art, de restaurants au fond des cours, de bières japonaise et d’auberges de jeunesse hipster, et l’on pourrait sans effort d’imagination se croire à Berlin, à Paris, ou dans toute autre grande ville européenne.
Le problème avec ce genre de réflexions, c’est qu’elles s’achoppent à une autre limite du récit de voyage, auquel Bouvier échappe en grande partie (c’est à mettre à son crédit), contrairement à d’autres écrivains voyageurs plus talentueux, comme Michaux par exemple. C’est le péché d’essentialisation. Les Géorgiens, les Turcs, les Perses… La Géorgie, Tbilisi…
Qu’on le veuille ou non, on n’échappe pas à la généralisation, ou alors on est condamné à une succession de portraits.
L’ancienne route militaire géorgienne
Pour rejoindre la Russie, l’ancienne route militaire est le plus court chemin, et, prétendument, le plus scénique. C’est par là que les envahisseurs se sont succédés, siècles après siècles, et aujourd’hui elle fait partie des routes « à faire » par les amateurs de routes. Réputée dangereuse, elle cache bien son jeux pendant les premiers kilomètres. Jolis rubans d’asphalte, longeant des réservoirs et d’anciennes forteresses. Tout se gâte quand on commence à grimper en altitude. Aujourd’hui particulièrement, où la pluie et le brouillard s’invitent. Je n’aurai vu de la route militaire géorgienne que l’arrière de voitures et de camions, quelques mètres devant moi. Il y a forcément un moment où à rouler sur un col, sous la pluie, dans le brouillard, on se demande pourquoi on a fait autant de kilomètres alors qu’on a tout ça chez soi. Du coup, J’ai hésité à m’arrêter en haut du col, à l’hôtel Edelweiss… L’avantage, c’est qu’on est un peu à la maison, et qu’on sait qu’à un moment ou un autre, la pluie va cesser, le brouillard va se dissiper, et ça n’a pas manqué, en redescendant le dernier col. C’est là que j’ai compris que la route avait dû être effectivement scénique…
Passage de frontière facile. Les Russes très content de mon choix de véhicule, partagent avec mois des pêches « locales et biologiques » et se contentent d’une fouille très sommaire.
Paradoxalement, mon arrivée en Tchétchénie sera synonyme de ciel bleu et de chaleur. Enfin, jusqu’à découvrir Grozny.
Grozny
Avec les toilettes à la frontière russe, Grozny est la chose la plus effrayante que j’aie vu jusqu’ici. Je ne m’attendais pas à grand-chose. Les renseignements pris en avance me laissait présumer une ville aujourd’hui sûre, reconstruite, cherchant à réhabiliter son image. J’ai déjà vu des villes rescapée d’une guerre. Je me souviendrai toute ma vie de mon arrivée à Srebrenica. L’art de la fugue s’est mis à jouer dans mon casque quand je suis arrivé dans ce lieu oublié de tous, ce cul de sac de la géographie et de l’histoire, ces limbes grises et ses maisons en ruines. Grozny est plus effrayant encore. Consacrée la ville la plus détruite sur terre par l’ONU, rien ne subsiste de la guerre. Grozny est le prototype de la ville dictature. Pour comprendre comment les hommes peuvent réécrire l’histoire, il faut rouler dans ces rues où pas une maison n’a plus de dix ans. Le tristement célèbre président de Tchétchénie, Ramzan Kadyrov, a fait disparaître toutes traces des bombardements. Il a supervisé personnellement la reconstruction de Grozny. Quelques building high-tech, un jardin des fleurs, une grande place pavée, une grande mosquée, bien sûr un immense stade de football, deux rues piétonnes et des pavillons qui font ressembler la ville à un Los Angeles miniature sans âme. Le palais présidentiel, prototype du genre, continue à être aménagé et tout Grozny semble être un prétexte à son édification.
C’est vrai qu’elle parait sûre, la ville. Malgré les quatre contrôles de police qu’il faut franchir avant d’y arriver. Un policier fera mine de me réclamer de l’argent. On m’avait averti, ne jamais accepter, pas avant que les choses semblent devenir sérieuses. Et effectivement, le peu de conviction qu’il met dans sa demande me font penser qu’il s’agit surtout d’un rituel ou d’un test.
La Tchétchénie dégage un sentiment étrange. Ce sont les femmes qui ressortent d’abord. Dans leurs robes colorées, leur façon de porter le voile comme un accessoire de mode, leur maquillage élégant. Les jeunes hommes de leur côté arborent la barbe du président. Le mélange entre un islam ouvert sur l’Occident (on recycle à Grozny) et le fanatisme du président (les hommes sont invités à ne pas porter de short en ville), étonne. Ce qui frappe surtout, mais il faut un moment pour s’en rendre compte, c’est qu’il y a toute une classe d’âge qui manque. Celle des hommes entre trente et cinquante ans. Les russes ne font pas le travail à moitié. Dans cette ville amnésique, que certains départements des affaires étrangères conseillent encore d’éviter en raisons des risques d’enlèvements, on trouve un hôtel de luxe et, paradoxe parmi les autres, le meilleur restaurant, un steak grill American. Va pour le paradoxe, l’hôtel de luxe et le restaurant américain. Quand la pastèque coûte 30 centimes, le luxe est abordable.
La route d’Astrakan
Dans un paysage qui ressemble au Sahara sur lequel une végétation aurait miraculeusement poussé. Le vent. Qui vous ballade comme une feuille, vous pousse de plusieurs mètres sur la route. Pendant des centaines de kilomètres. Les camions que l’on croise, qui font des appels d’air et vous arrachent le casque de la tête. On a beau s’y préparer, la violence soulève le cœur à chaque fois. Les Russes construisent leurs routes avec pragmatisme et méthode, du goudron, une ligne centrale, et des centaines de kilomètres défilent ainsi sous les rafales de vent. Et puis soudain, plus de route, trente kilomètres de graviers, une petite répétition générale avant le Kazakhstan.
Astrakan
Quelques heures plus tôt, on était en terre d’Islam. Et nous voilà à nouveau en terrain familier. La religion a plus d’impact sur les modes de vie que les nations. Sur la grande promenade le long du fleuve, les jeunes amoureux s’enlacent. Ce qui frappe, ce sont ces visages asiatiques qui nous disent mieux que la carte qu’on s’approche de l’Asie. Le Métissage est réussi. On comprend que la Russie s’est construite par la force tant les peuples qui la composent sont divers.
Kazakhstan
Jour 1
Kazakhstan: Grandes steppes, mauvaises routes.
Jour 2, poème:
Steppes
Steppes
Steppes
Chameau
Steppes
Steppes
Steppes
Chevaux sauvages
Steppes
Steppes
Steppes
Chameau
Jour 3
Le plus court chemin d’un point A à un point B n’est jamais une droite. Pas au Kazakhstan.
Jour 4
Au Kazakhstan, les visiteurs ont tendance à traverser l’immensité du pays le plus vite possible, c’est à dire assez lentement. Ils voient le Kazakhstan comme un passage vers les paysages plus spectaculaires du Kirghizistan, de la région du Pamir, ou de l’architecture glorieuse de l’Ouzbékistan. Le pays a pourtant bien plus à offrir qu’une voie de transit. Des steppes et des dromadaires, par exemple.
Une chose que je regrette dans l’Usage du monde, c’est le peu d’humour que j’y trouve. Quelques scènes, par ci par là, comme l’histoire de la pouliche qu’on lave devant les yeux écarquillés de Vernet et Bouvier qui n’ont rien vu d’aussi sensuel depuis des semaines. C’est assez drôle. Si ça ne venait pas souligner une fois de plus l’insistance de Bouvier à signaler qu’il aime les femmes, que les Balkans n’offre rien d’attrayant en la matière, et que surtout, contrairement aux pilotes militaires turques qui dansent trop serrés, il n’est pas homosexuel, ha ça non! A plusieurs reprises il revient sur ce motif. Peut-être craint-il (mais pourquoi?) qu’on interprète ce voyage entre deux jeunes amis comme autre chose qu’une histoire d’amitié? Ne soyons pas trop durs, après tout, nous sommes en 1952. Et même si ça ne veut rien dire, (et malgré le fait que je lui trouve toujours sur les photos un air de Cocteau), j’ai rencontré le très sympathique fils de Bouvier un jour, au hasard d’un vernissage. Pas homo, donc, c’est entendu.
Reste que son humour ne me touche pas.
Je donne un exemple: « Il faisait un peu moins froid. Une de mes élèves s’était mise à penser. (Les autres pensaient sans doute aussi, mais jugeaient plus avisé de n’en rien laisser paraître.) »
C’est bien dit, mais avec cette façon de tourner continuellement les choses de façon à montrer sa propre vivacité d’esprit. En gros, il cherche à nous faire rire (nous qui avons compris ce qu’il vient de dire) avec lui des autres (ceux dont on rit, et qui n’aurait pas compris sa phrase).
Aral’sk
Si Srebrenica peut revendiquer la palme de la ville la plus triste, Aral’sk n’aura aucun mal à obtenir le qualificatif de la ville la plus laide au monde. Je me doute qu’il y aura d’autres prétendants, mais ils auront une rude tâche à convaincre les juges. La plus jolie chose à Aral’sk, c’est le cimetière, à l’entrée de la ville. De loin, on le prendrait presque pour la ville elle-même, et le voyageur s’enthousiasme. Mais passée la déception, il doit bien se rendre à l’évidence, la ville est bien cet amoncellement de baraques brinquebalantes, ce rond-point qui dépasse en laideur tous les ronds-points valaisans réunis, ce parc à la végétation mourante, cette gare qui s’étonne encore de figurer sur une ligne nationale. C’est simple, en arrivant à Aral’sk, le voyageur aura l’impression que même les chameaux qui errent à l’entrée de la ville sont déprimés. Mais le voyageur fatigué qui persévère, trouvera peut-être le chemin vers le seul hôtel d’Aral’sk qui se propose d’accueillir ceux que la ville n’a pas définitivement rejeté vers la route. Le Kepyeh! Plus qu’un hôtel, un complexe, comme se plaît à le préciser la patronne. Le voyageur a de bonnes de chances de se retrouver seul dans ce complexe qui compte un portail noir électrique qu’on ouvre à la main, deux panthères dorées qui encadrent la porte d’entrée, un hall à double escalier qui mime, en plus petit, les escaliers du campidolio de Michel-Ange à Rome, une salle de danse de deux cent mètres carrés au sol en marbre de damier noir et blanc, décorée de guirlandes clignotantes, d’un bar aux néons rouges et verts et enfin, d’un restaurant qui reste fermé constamment, en dehors du mariage annuel donné par un bourgeois d’Aral’sk qui a décidé de se la péter. Les plus courageux peuvent réserver par avance la chambre à suer. Le Kepyeh réussit l’exploit de recréer sans jamais y faire allusion, l’ambiance de l’hôtel du film The Shinning au centre du Kazakhstan. Dépourvu de tout type de connexion avec le monde extérieur, le Kepyeh saura réconforter le voyageur avec sa brochette de canard. Par chance, le voyageur aura dans les sacoches de sa moto différents snacks pour agrémenter la brochette pour laquelle il faudrait par ailleurs inventer une nouvelle qualification qui irait au-delà du trop cuit. Il va de soi que le voyageur qui aura réussi miraculeusement à échapper à toute dysenterie depuis son arrivée au Kazakhstan, renoncera en franchissant les portes du Keypyeh à tout espoir.
Almaty
Certaines villes s’offrent au voyageur immédiatement. Si j’osais, je dirais qu’elles sont faciles. New York, par exemple. Elles ont été fondées sur des espaces réduits qui n’ont pas été prévus pour le développement qu’elles ont connus et tout y est condensé. D’autres villes demandent à être séduites. Elles ne se donnent pas le premier jour. Los Angeles, par exemple. Elles ont été bâties sur des espaces virtuellement sans limite. La notion de centre ne les concerne pas. Almaty fait partie de la deuxième catégorie. A première vue, c’est un ensemble de grandes routes qui quadrillent la ville. Rien de particulièrement intéressant ne bordent ces artères encombrées de trafic. Mais en restant quelques jours à Almaty et en flânant entre le quadrillage, on découvre toute une vie qui s’est développée, d’enfants qui jouent dans des parcs, de boutiquiers ou d’artisans qui travaillent pour leur bloc, rémouleurs, cordonniers, petits villages à l’intérieur de la ville.
Le Green Market, grand bazar et marché au fruit d’Almaty, s’il est le plus agréable et le plus typique, n’est pas le plus intéressant des marchés de la ville. Le modèle du bazar s’applique en effet à d’autres secteurs. La téléphonie mobile, par exemple, a ses bazars. Des centaines de mètres carrés d’appareils, d’accessoires. Quand un européen change de téléphone, un asiatique en récupère un. C’est valable pour les voitures. Et le plus intéressant des bazars de la ville est sans conteste, Car City. Immense dédale d’échoppes offrant tout le nécessaire pour reconstruire une voiture de A à Z. On devrait y penser dans nos contrées à l’heure du tout électrique… La récupération vaut toujours mieux que le neuf, et je ne vois pas les Kazakstanais traverser demain l’énormité du territoire en Tesla. En attendant que les Chinois équipent leur nouvelle route de la soie avec des stations de charge électrique, et ils en sont capables, on ferait mieux de développer des voitures à faible consommation d’essence qui finiront de toute façon ici.
(Je dois me corriger après la lecture d’un ouvrage sur l’histoire des transports. Il semble en effet que lorsque nos voitures arrivent ici, elles perdent toutes leurs vertus, les pots catalytiques sont les premiers à disparaître, l’absence d’entretien augmente leur consommation d’essence, elles redeviennent plus polluantes que jamais.)
La route du Kirghizistan
Sous la pluie et le froid, accéder au poste frontière par Kegen n’est pas une partie de plaisir. Le goudron s’arrête rapidement pour laisser la place à ces kilomètres de pistes qu’ont avale littéralement, surtout quand on est bloqué derrière des camions qui soulèvent le sable en épais nuages de poussière. Les Kirghizes arrosent régulièrement leurs routes pour éviter une trop grande pollution de l’air. C’est la même technique qu’on utilisait au début du 20e siècle en Europe quand les voitures ont fait leur apparition. Le résultat est peu convainquant. Mais on oublie vite les désagréments en arrivant au Kirghizistan, accueilli par des troupeaux de centaines de chevaux sauvages, les montagnes, les ravins, font vite oublier la monotonie des steppes Kazakhes.
L’immense lac Issyk Kul annonce la couleur des jours à venir. Rouge comme les canyons escarpés, bleu comme les eaux des lacs de montagne, vert comme les vallées serpentant le long des rivières (j’ai droit moi aussi à m’accorder quelques cartes postales).
La route du lac Son Koul
Si j’ai pu douter du choix de ma monture en traversant les monotones steppes kazakhes et rêvé d’un moyen de transport plus confortable, la route du lac Son Koul me repaye de toutes mes hésitations. La rapide piste en gravier se transforme en lacets accidentés pour gravir jusqu’à la plaine verdoyante qui mène au lac d’altitude. Les traces des jeeps s’effacent sur ces dizaines de kilomètres où pour peu qu’on oublie la prudence, on se sent vite dans la peau d’un coureur de rallye. Les températures chutent rapidement, et au premier orage de grêle, on est content d’apercevoir des yourtes qui accueillent les voyageurs, touristes kirghistanais, grimpeurs européens, amateurs de randonnée à cheval du monde entier.
Au petit matin, le plateau est recouvert d’un fine pellicule blanche et les hautes montagnes qui entourent le lac brillent d’une nouvelle couche de neige fraîche. La piste qui fait le tour du lac semble taillée pour l’enduro, même si les précipitations de la nuit ont rendu les traversées de rivières délicates. Les détours que l’on fait pour éviter des passages trop profonds ne sont pas toujours judicieux, et un cavalier me sortira à la force de son cheval d’un ruisseau plus profond et boueux qu’il ne semblait l’être. Quand la fatigue s’invite, je suis toujours remis d’aplomb par la vue d’un cycliste. J’en dépasserai des dizaines, autour du lac, apparement lancés dans une course de VTT qui les emmènent comme moi jusqu’à Osh, à l’extrême sud du Kirghizistan. Quand ce ne sont pas les cyclistes, ce sont les marcheurs qui ramènent à plus d’humilité.
Parmi les omissions de Bouvier, il y celle-là. Jamais ou presque il ne parle d’autres voyageurs. Pourtant, aussi loin qu’on aille, aussi aventureuse que nous paraisse la route, il y a toujours quelqu’un qui a eu la même idée que soi. C’est flatteur de croire qu’on est singulier, mais la vérité c’est qu’aussi peu fréquenté puisse être le chemin qu’on a choisi, il est encore suivi par une multitude.
Je ne verrai pourtant pas grand monde en choisissant de rejoindre Kuyruchuk par un col qui culmine à 3’200m. Si les cyclistes ont choisi ce chemin-là, chapeau bas, car il faut tous les chevaux de ma KTM pour m’aider à passer les craquelures et les pentes abruptes qui conduisent au sommet. On redescend par des vallées qui donnent une idée de ce que devait être l’Eden.
Je pensais que le plus dur était fait en rejoignant la route pour Osh, mais c’était sans compter les surprises des routes du Kirghizistan. Cent kilomètres d’asphalte qui n’ont rien à envier aux meilleures goudrons helvétiques qu’on avale en moins d’une heure, puis 130 kilomètres qu’il faudra un jour pour traverser. J’ai de la compagnie en prenant un passager qui marche dans ce désert montagneux. Il m’accompagne pendant 40 kilomètres qu’il allait franchir à pied pour me demander de le laisser devant un cimetière de montagne. Le poids supplémentaire aura raison de ma roue arrière qui me lâche un peu plus loin. Ce sera l’occasion de vérifier l’inadéquation de mon équipement, mon compresseur abandonnant la partie avant de parvenir à regonfler ma chambre à air de secours qui s’avérera finalement défectueuse elle aussi. On plante alors la tente où l’on peut, avec l’aide d’enfants qui surgissent de nulle part, et on attend que la providence se manifeste. Au matin, des locaux finiront par m’amener une pompe d’un village voisin, et en bricolant un solution provisoire, je repars en direction d’Osh que je rejoindrai, une autre crevaison sur le chemin, le lendemain.
Osh
On dit qu’Osh ressemble aux villes Uzbeks et que seule une partition discutable en a fait la deuxième ville du Kirghizistan. Quoi qu’il en soit, c’est un havre de paix pour reprendre des forces et préparer la moto pour la fameuse Pamir Highway. Havre de paix qui ne doit pas faire oublier la fragilité de l’équilibre géopolitique de la région. Il y a moins de vingt ans, des affrontements entre la communauté ouzbek et la population kirghize ont fait des milliers de morts. C’est une des constante de ce voyage qui illustre à la perfection la théorie du mort kilométrique. Tous les pays que j’ai traversé jusqu’ici ont connu leurs conflits après la deuxième guerre mondiale. Si nous avons beaucoup entendu parler de la guerre des Balkans, un peu des affrontements entre kurdes et turques, les victimes des affrontements entre géorgiens et russes ont fait moins de bruit, et la guerre de Tchétchénie fait exception, peut-être en raison de sa violence extrême. Le génocide arménien nié par la Turquie n’est arrivé que récemment à nos consciences, et la poudrière constituée par le Kirghizistan, le Tajikistan et l’Ouzbékistan reste en grande partie inconnue dans nos contrées.
Bouvier et Vernet se sont promenés dans un monde relative stable issu du partage de la deuxième guerre mondiale. La chute du bloc communiste a réveillé tous les démons nationalistes et la nostalgie de la grande Russie que j’ai pu entendre chez certains tout au long de ce voyage provient peut-être du fait que ce qu’ils ont gagné en indépendance, ils l’ont perdu en sécurité.
La Pamir Highway
Pour franchir les 1’500 km qui séparent Osh de Douchanbé, il vaut mieux trouver des partenaires. Ce n’est pas ce qui manque sur la Pamir Highway. Des centaines d’amateurs de paysages arides et de conduite ardue se retrouvent chaque année ici pendant les quelques mois où le franchissement de ces montagnes sont possibles. Reste que des centaines répartis sur 1’500 km laisse de la place pour se sentir bien seul. Mes compagnons de route pour un temps seront un couple de russe, un polonais et un japonais. Voyager en groupe prend plus de temps, mais confère un sentiment de sécurité qui n’a pas de prix dans ces déserts où la route va de passable à terrifiante. D’un moment à l’autre, l’asphalte se transforme en gros gravier que les voitures n’ont pas eu le temps d’aplanir et les motos glissent sur la route sans prévenir. Le sable est encore plus traître. Il est partout présent, mais quand il devient profond pendant quelques centaines de mètres, les deux choix qui s’offrent ne sont pas plus rassurants l’un que l’autre; ralentir et tenter de se frayer un chemin sans que la roue arrière ne s’enfonce irrémédiablement, ou mettre son poids en arrière et accélérer au contraire pour prendre de la hauteur et tenter de passer l’obstacle le plus vite possible. Si les vues sur les montagnes afghanes sont époustouflantes, le regard ne peut jamais s’y attarder trop longtemps, au risque de voir le voyage se terminer dans un des nombreux ravins qui bordent la route et dévalent à pic vers la vallée du Wakhan. Quoi qu’il en soit, les machines sont mises à rude épreuve, et les haltes pour réparer sont fréquentes. A 4’600 mètres, les motos à carburateur peinent à trouver leur souffle et il faut faire preuve d’ingéniosité pour aller de l’avant. Dans ces conditions, quelques jours seulement sont nécessaires pour que les liens se solidifient, et pour la première fois, j’ai une certaine appréhension à continuer la suite du voyage tout seul. Les premiers à nous quitter sont Alevtina et Daniel, le couple de russe, qui ont prévu une excursion de plus dans une des vallées du Pamir. Ce qu’on dit sur les russes est vrai. Une fois qu’ils vous ont adopté, il ne vous lâcheront jamais. Daniel est un homme plein de ressources. Enduriste expérimenté, et il faut l’être pour faire passer une lourde Africa Twin chargée de bagages et de deux passagers sur cette route. Alevtina devient rapidement la garante à la fois de notre hygiène et de notre santé. Je n’y peux rien, c’est comme ça. Mickael est notre expert en mécanique. Il a quitté Gdansk il y a un mois avec pour objectif de rejoindre l’Azerbaijan en passant par la Pamir Highway. Quant à Hita, silencieux japonais d’à peine trente ans, il est parti du Japon il y a deux mois et compte prendre son temps pour que sa Yamaha Ténéré arrive saine et sauve en Afrique du Sud dans deux ans environ. Un jour de repos à Korogh est bienvenu pour entretenir les motos et reprendre des forces. Korogh, à mi-chemin entre Osh et Douchanbé, ressemble à un camps de base pour aventuriers. Toutes les nationalités s’y confondent, babel de conversations sur l’état de la route d’un point à un autre, sur les possibilités d’hébergements dans les « guesthouse » rudimentaires, sur les inévitables maux de ventre qui frappent quiconque met ses roues dans la région. La solidarité joue à plein régime. On s’arrête pour aider des locaux à réparer une roue, on offre un litre d’essence à des cyclistes en panne de carburant pour leur réchaud, on partage les quelques victuailles emportées pour le périple. Une entorse gagnée dans un de ces traîtres passages ensablés me vaut d’être le mieux soigné des malades. L’un sort des anti-inflammatoires de sa sacoche, l’autre une compresse en latex, un autre une crème Sandoz. J’aurais même droit aux recommandations à distance d’un médecin du sport polonais…
En croisant de nombreuses voitures de petite cylindrée décorées comme des sapins de noel, participants au très divertissant (si l’on en croit les inscrits) Mongolian rally, je m’amuse à l’idée que ce voyage était d’abord prévu dans la même voiture que Bouvier et Vernet, une fiat de 1953 que j’avais déniché en ligne. J’ai renoncé d’abord parce que le vendeur m’a assuré qu’il faudrait prendre une autre voiture similaire en pièces détachées et un mécanicien. Les restrictions sur les entrées de véhicules en Iran ont de toute façon décidé pour moi. Sur les routes qui empruntent l’ancien tracé de Bouvier, devenues des grandes artères, la voiture aurait été un danger pour tous.
On croise de tout sur la Pamir Highway, des camions aux 4×4 ultra équipés des tours opérateurs, jusqu’aux Lada de l’ère soviétique. Mais je n’ai rien vu qui date des années 50 et qui ne soit pas démonté au bord de la route.
Il vaut mieux avoir confiance en son véhicule dans ces conditions, mais l’on est vite rattrapé par cette maladie de l’homme qui consiste à redoubler le mal des ennuis en les anticipant. Chaque bruit suspect devient l’occasion d’une angoisse, chaque nid de poule la crainte d’une crevaison, et au lieu de profiter du fait que tout fonctionne bien, on gaspille de précieuses minutes du présent en prévision des malheurs hypothétiques du futur.
Douchanbé
Je pense à un passage de Bouvier où il s’étonne de la vie de nomade, qui nous fait traverser en un coup de vent des milliers de kilomètres, puis rester six mois immobiles au même endroit (il parlait de leur traversée de la Turquie et de leur séjour à Tabriz, en Iran). J’ai le même sentiment que lui. J’ai avalé les milliers de kilomètres pour traverser le Kazakhstan en quelques jours, mais depuis Korogh, le voyage ne semble plus vouloir du mouvement. J’y suis resté deux jours de plus que prévu pour tenter d’aider Mickaël à trouver une solution pour sa moto qui refuse de tourner dès que le moteur est chaud. A vrai dire, je ne pouvais pas faire grand chose d’autre que de lui offrir mon temps. Il a fini par faire transporter la moto par camion jusqu’à Douchanbé. De mon côté, Il m’a fallu deux jours pour y arriver, une crevaison de plus sur la route m’ayant permis de vérifier que la réparation effectuée à Osh sur ma jante arrière ne tenait pas. Nous nous sommes tous retrouvés ici, au garage local, Hita, Mickaël et moi. Ma réparation était facile (en espérant qu’elle tienne plus longtemps cette fois). Mais comme Bouvier à Istanbul, c’est la maladie qui m’a empêché de reprendre la route. Je croyais avoir évité le pire, à peine quelques légères incommodités et me voilà terrassé, cloué au lit pendant trois jours. Mes russes qui sont revenus de leur vallée m’ont fourni en charbon actif, mon polonais en soutien, et le sourire confiant de mon japonais qui sait qu’il en verra d’autres d’ici à l’Afrique du Sud m’a redonné des forces. N’empêche, la maladie a cette faculté de peser sur le moral autant que sur le corps. C’est probablement nécessaire. Tout voyage a besoin de son point d’inflexion. Ce repos forcé se passe à écouter des enregistrements, lire étant trop fatiguant. Je me suis donc lancé dans l’intégrale du cours de Deleuze sur Spinoza qui a le double avantage de me confirmer d’abord que le corps et la pensée ne sont pas séparés (et que lorsque le premier ira mieux, l’autre suivra) et de m’aider ensuite à m’endormir facilement.
Un dimanche à Douchanbé
Le 1er septembre marque le jour officiel de la rentrée scolaire au Tadjikistan. Il se trouve que cette année, le 1er September tombe un dimanche. Le ministre de l’éducation a décidé que ça ne perturberait pas pour autant la rentrée, et les rues sont pleines d’enfants et d’adolescents en costumes trois pièces, cravates, robes à plis et chemisiers brodés.
Le bazar de Douchanbé
Comme toute les villes d’Asie, Douchanbé avait son bazar historique. Un des clans (apparemment la ville est partagée en clans mafieux qui détiennent le pouvoir, main dans la main avec les politiques) a construit un immense bâtiment pour y créer un nouveau bazar mais aucun commerçant n’a voulu bouger. La ville a simplement détruit l’ancien bazar, et, pour marquer sa bienveillance, offert trois mois de loyer dans le nouveau bâtiment. Douchanbé a un nouveau bazar.
La route de Samarcande
Conseil aux offices du tourismes du monde entier: si vous voulez attirer des touristes, ne surnommez pas le principal tunnel qui permet d’accéder chez vous, le tunnel de la mort.
Sarmacande
En longeant pendant quelques centaines de kilomètres la frontière Afghane, j’étais plus proche que je ne serai jamais de la fin du voyage de Bouvier. Sarmacande ne figure dans l’Usage du monde, que comme un nom aux accents mystérieux rempli des récits de la route de la soie. Je me rapproche de Bouvier, au moins par le lexique.
S’il était venu en Ouzbékistan, de toutes les observations intelligentes qu’il aurait faites, je suis à peu près certain qu’on aurait trouvé celle-là: les femmes sont au moins deux fois moins belles que dans les pays avoisinants. Je le dis avec toute l’objectivité que m’octroie des années d’études des canons de l’histoire de l’art. Au Tadjikistan, les femmes ont la finesse asiatique, des démarches souples et des silhouettes découpées avec la même netteté que les versants de leur montagnes sauvages. En Ouzbékistan, tout s’épaissit, les robes colorées recouvrent des masses informes, les visages bouffis ne sourient que pour laisser apparaître les dents en or et les mains potelées comptent avec dextérité les liasses de billets laissées par les touristes.
Alors bien sûr, l’architecture compense l’absence de charmes féminins, mais on visite en peu de jours ces mosquées musées, restaurées à neuf et bordées de grandes avenues piétonnes qui abritent les inévitables boutiques touristiques.
Bukhara
Je me suis toujours plaint, en authentique enseignant, de l’impossibilité de voyager en dehors des vacances scolaires. J’étais loin d’imaginer un phénomène qui prend toute son ampleur à Bukhara, joyau d’Asie centrale. Quand les touristes normaux s’en retournent à leur vie ordinaire après les vacanes scolaires, les cars déversent quotidiennement dans Bukhara leurs torrents de vieux. Ce sont les voyages organisés all inclusive qui prennent le relais, et l’on voit passer, en grappes lentes, toute la vieille Europe, boitillant d’un restaurant à l’autre, reprenant son souffle à l’ombre d’un arbre. C’est un spectacle dont on ne se lasse pas, contempler une société finissante déambuler dans les vestiges d’un empire disparu.
Si nos russes et notre japonais ont repris le chemin de leur côté depuis Douchanbé, Michael et moi avons continué le voyage ensemble. Je vais tenter de rejoindre l’Iran en traversant le Turkménistan et il me faut pour cela patienter encore une semaine au moins à Bukhara dans l’attente d’un visa. Michael va continuer sa remontée de l’Ouzbékistan, rejoindre l’Azerbaijan, traverser la Turquie et rentrer à Gdansk par les Balkans. Comme des enfants devant un Atlas de géographie, nous ne sommes pas encore séparés que nous projetons déjà des retrouvailles quelque part sur d’autres routes, un autre voyage peut-être. Bouvier dit dans un autre livre que c’est le propre des longs voyages d’y trouver autre chose que ce qu’on était venu y chercher. Comme dans Casablanca: Je pense que c’est le début d’une belle amitié.
Ferry pour l’Azerbaijan
Le Turkménistan n’est pas le pays le plus accueillant du monde. Son président aime les armes à feu et les chevaux turkmènes, pas tellement les touristes. J’étais si près de reprendre le voyage de Bouvier, mais refoulé à deux reprises à la frontière, fatigué d’attendre l’approbation d’un hypothétique visa, je me décide pour le plan B, 1500km de désert Ouzbek, deux jours enfermés dans un port et 30 heures sur un ferry des années soixante. L’Azerbaijan ne sera qu’une courte halte dans ce qu’il faut probablement appeler un retour à la civilisation: des distributeurs de billets qui fonctionnent, des stations services qui ont de l’essence à vendre. On s’en étonne après un mois d’Asie centrale.
Téhéran
Repris l’itinéraire de l’Usage du monde. Depuis Téhéran, et peut-être pour la première fois, je retrouve les mots de Bouvier dans la ville. « Soleil de plomb, tête de mouton, jeu d’échec, bazar, mosaïques, marchands à la sauvette, embouteillages,Téhéran n’est pas une belle ville, le soleil plus dangereux que les brigands, un peuple qui a de la finesse à revendre. » J’ai aussi le sentiment que depuis l’Iran, Bouvier s’améliore. Il ose plus facilement les morceaux de descriptions lyriques qu’il réussit mieux que la sécheresse qu’il s’impose souvent artificiellement. Encore une fois, c’est la politique qui a changé le plus depuis le voyage de Bouvier. Ils arrivent en Iran avec le retour du shah, dans un pays pro-américain où l’on boit du vin sous les platanes. Ce seront bientôt les minis-jupes qui envahiront la ville. Le vin est aujourd’hui relégué aux habitations privées et le voile, s’il connaît des largesses qui le rendent parfois presque invisible, est porté partout. Ce qui n’a pas changé, c’est le soleil brulant. La température frise les 40 degrés, le trafic ininterrompu accentue le sensation de chaleur et la moto surchauffe plus vite encore que son conducteur. Avant de prendre la direction du Sud, c’est inquiétant. Les Théhéranis n’ont pas l’air de s’en émouvoir. Chaque coin d’ombre et l’occasion d’un pique-nique et les parcs ne désemplissent pas de pastèques coupées en gros morceaux, bouilloires de thé, narguilés et siestes paresseuses. Je retrouve L’Usage du monde avec un certain plaisir, comme un compagnon de voyage dont la route s’est éloignée pour un temps, avec lequel on va reprendre les bonnes habitudes. C’est un des talents de Bouvier, réussir à nous faire croire que nous sommes ses compagnons de voyages. Ça l’est littéralement dans mon cas et j’ai parfois l’impression qu’il est derrière mon épaule. Avec les bonnes habitudes réapparaissent aussi les mauvaises. Je retombe dans le piège du littéralisme, me surprenant à remonter l’avenue Lalezar à la recherche d’un poète comme Sorab, attachant jeune homme de 25 ans que Bouvier surprend à lire du Michaux dans sa boutique de parfum. J’aurais dû m’en douter, l’avenue Lalezar ne compte plus que des électriciens. Mais on voit encore à Téhéran, au hasard d’un trottoir, un de ces poètes des rues, lisant, ou plutôt chantant les vers qu’il vient d’arracher d’une vieille machine à écrire.
La route d’Ispahan
Celle que décrit Bouvier, nids-de-poule profonds ou piste taulée qui fait vibrer tout ce qui peut vibrer a disparu pour laisser la place, non pas à une, mais à deux autoroutes. En vérité, elle n’a pas disparu, elle s’est seulement déplacée à l’Est, au Kazakhstan, en Ouzbékistan. Avec les autoroutes, le bestiaire décrit par Bouvier, tarentules, scorpions, charognards, s’efface dans la vitesse. Il doit pourtant toujours être là, dans ces étendues de sable. Comme toujours, en quelques paragraphes, Bouvier capte bien le paysage, et il est vrai que malgré les distances, le relief reste toujours exquis.
Ispahan
« Ceci dit, Ispahan c’est exactement l’émerveillement qu’on nous en promettait. Elle vaut à elle seule le voyage »
Rien de plus vrai. 200’000 habitants dans cette ville que Bouvier décrit comme devenue trop large pour ses habitants. 2 millions aujourd’hui. C’est une progression somme toute modeste pour ces 70 dernières années. Mais le sentiment de décrépitude a disparu avec les restaurations incessantes. On continue à recoller les carreaux de faïences sur la coupole de la grande mosquée. Mustafa, mon guide, lâche dans un soupir qu’on la finira peut-être un jour. Mustafa connaît un homme qui connaît un gardien qui pour une somme rondelette oublie facilement les clés qui ferment l’accès à l’un des minarets. Quelques minutes plus tard, en prenant soin de marcher accroupi pour ne pas être vus et après avoir gravis le très long et étroit escalier en colimaçon, nous sommes perchés tout les deux au-dessus de la ville, vue imprenable sur l’immense place Naqsh-e- Jahan décrite par Bouvier et sur les toits d’Ispahan. On fume une cigarette en silence, puis Mustafa confesse un peu trop facilement son athéisme difficile à faire accepter par ici, la présence toujours sournoise des gardiens de la révolution, l’hypocrisie religieuse omniprésente, les difficultés économiques d’un pays pressés comme un citron par les dévaluations vertigineuses d’une monnaie que l’on compte par million. On oublierait presque cette réalité en se promenant dans la ville tant la vie y semble paisible.
Bouvier pensait que Stendhal aurait aimé Téhéran. Peut-être… Ou peut-être n’y a-t-il pensé que parce qu’il projetait d’y faire une conférence sur Stendhal. Ce qui est certain, c’est que Stendhal aurait adoré Ispahan. Il y a dans les allées ombragées de grands arbres qu’on parcourt sans hâte, dans les glaces au safran avalées sur un banc de la place Naqsh-e Jahan, au pied des ponts illuminés où l’on bavarde avant que la nuit n’enivre et que les plus hardis se mettent alors à danser aux étoiles, il y a dans cette ville brûlante de douceur, un air d’Italie.
Quant à la mort qui s’empare de Bouvier le long du fleuve, il faut croire que ce n’est pas pour moi un des cinq ou six de ces « paysages qui vous en veulent ».
Yazd
Je sais que Bouvier n’écrit pas un guide touristique, mais réduire Yazd à ses mouches et à la chaleur… Pour expérimenter les pistes qui dessèchent les deux suisses, j’ai quitté la route principale et roulé quelques heures dans le désert et ses lacs salés. Il y fait chaud, c’est entendu. Cette fournaise justifie-t-elle de passer pratiquement sous silence cette ville qu’on dit la plus ancienne du monde? (J’exagère, au mois de juillet, le désert de Kerman est l’endroit le plus chaud du monde, et aucune personne saine d’esprit ne traverserait cet enfer de plein gré, à moins d’avoir l’inconscience de la jeunesse.) Bouvier et Vernet voyageaient sans le sous, et je peux concevoir que sans un bon hotel, sans quelques mojitos (sans alcool) sur les terrasses qui dominent ces toits en terre, Yazd puisse apparaître comme une étape sans intérêt. N’étant pas dans cette situation, je tombe d’émerveillement devant ces dédales de terre, ces cafés ombragés sur les toits et ses cours rafraîchies de fontaines en mosaïques. Nous ne faisons pas le même voyage et le temps qui sépare ces deux errances n’est responsable qu’en partie. L’est iranien marque bien le moment dans le récit où l’Usage du monde prend un autre sens que celui d’un mode d’emploi. C’est le monde qui use le voyageur spartiate, qui le dépouille, le ponce, et le passage au hammam avant l’arrivée à Kerman est une métaphore de plus de cette usure dont il faut se débarrasser comme un artisan du bazar qui souffle sur le morceau de bois qu’il vient de polir.
J’ai un ami qui a rencontré Bouvier vers la fin de sa vie. Il travaillait pour une antenne de pro-helvetia dans un pays de l’est dont je ne me souviens plus, la Hongrie peut-être, et il s’est vu confier la difficile tâche d’accueillir l’écrivain et le promener dans la ville. Excité à l’idée de connaître l’auteur de L’Usage du monde, il a été déçu de découvrir un homme fatigué, soucieux de son confort, se plaignant constamment de tout. Il a même failli écourter sa vie d’aventurier en lui faisant gravir les trop nombreuses marches d’une quelconque tour historique. J’aime bien ce Bouvier là, essoufflé et grincheux, usé.
J’ai bientôt cinquante ans. Voyager comme à vingt reviendrait à adopter un des misérabilisme contemporain que symbolise si bien l’omniprésence des trottinettes sur les trottoirs des villes occidentales. L’inconfort de ma moto me suffit, elle me repaye assez en sensations et en libertés. Pour le reste, quand le monde nous a un peu usé, les mojitos rafraîchissent mieux que les épluchures de melon dans lesquelles Bouvier cherchait un peu de soulagement dans les nuits de Yazd.
Bam
La moto fonctionnant bien, je ne passerai pas deux jours à la réparer à Bam comme Bouvier et Vernet la Topolino. J’en profiterai cela dit pour réparer un peu mon esprit critique et ma capacité de jugement.
Une amie iranienne en France m’a recommandé à sa famille qui vit à Bam. J’ai ainsi droit à la légendaire hospitalité perse. La maman, comme toute les mamans du monde (en tout cas comme la mienne), ruse pour me faire manger plus, remplit mon assiette quand je ne regarde pas, prétend que je n’ai rien avalé… Mais la générosité ici dépasse largement les repas, le temps offert pour découvrir la ville et le gît, elle va jusqu’à ce cadeau plus précieux que les autres et qui consiste à offrir l’occasion de comprendre qu’on se trompe. Anoush, le frère de mon amie, est à la fois ingénieur agronome et activiste environnemental. En Iran, il y a encore beaucoup à faire pour éveiller les consciences (en occident, les consciences sont éveillées mais on ne fait rien). Chez lui, et comme dans bon nombre de foyers iraniens, la télévision qu’on regarde en arrière fond, c’est manoto, une chaîne diffusée par satellite depuis l’Angleterre, qui donne la parole aux opposants du régime, expatriés ou non. Ce sentiment familier que l’on va passer un bon moment, à être d’accord sur tout… Peut-être un des pires dangers aujourd’hui, cloisonnés que nous sommes dans nos mondes virtuels construits à la force de nos préférences et de nos habitudes. C’est donc en confiance que j’aborde la question des sanctions américaines, de Trump, la bête orange sur laquelle on est sûr d’avoir l’assentiment de tous. S’il fustige Trump pour sa politique climatique (ou son absence), Anoush est bien plus nuancé en ce qui concerne son attitude face au gouvernement iranien. Il apprécie qu’on le confronte, qu’on lui tienne tête, à ce gouvernement que quarante années de mensonges on finit par couper de 80 pour-cent de la population. Les sanctions? Pas véritablement un problème pour la population. Elles sont instrumentalisées par le gouvernement. Mais les médicaments? Les gens qui meurent? Les sanctions américaines ne touchent pas les médicaments. Propagande du gouvernement qui organise la pénurie pour diaboliser les États-Unis. A l’en croire, Trump aurait donc choisi la bonne politique face à un gouvernement iranien corrompu et qui ne partira pas de lui-même. Les risques d’une guerre? Anoush ne croit pas à un conflit durable. Si une guerre devait commencer, la population ne soutiendrai jamais le gouvernement comme elle l’a fait pas le passé. Le raz-le-bol et trop grand et trop répandu. Et le gouvernement le sait, qui préférera des actions de guerre localisées lui permettant de déclaré l’État d’urgence et d’intensifier la répression intérieure, plutôt que de rentrer dans un conflit généralisé qui provoquerait le soulèvement du peuple.
Peut-être la haine contre un régime liberticide dont il subit les pressions régulièrement en raison de son activisme l’aveugle-t-elle ? Peut-être… mais envisager le monde depuis un point de vue aussi opposé à celui dont j’ai l’habitude, un point de vue ou Trump aurait raison de faire ce qu’il fait (juste de l’écrire me demande un effort colossal) et l’effort que j’éprouve à accepter cette idée, démontre que je suis aveuglé aussi par mes convictions.
Un deuxième exemple, parce que j’aime cette difficile prise de conscience, cette résistance que nous impose notre cerveau et qu’il faut dissoudre dans les faits. Le fond d’écran du téléphone d’Anoush: le visage d’une jeune femme très belle. Je lui demande s’il s’agit de son amie. C’est celui de cette femme qui s’est immolée récemment en raison de la discrimination qui veut que le femme n’ont pas le droit d’assister aux matchs de foot en Iran. J’avais entendu parler de cette histoire ainsi que des récentes négociations entre la FIFA et le gouvernement iranien. L’idée que je m’en était fait, en toute honnêteté, c’était que si les femmes étaient prêtes à s’immoler pour voir un match de foot, elles avaient alors atteint le niveau des hommes en stupidité et fait la preuve qu’elles étaient effectivement prêtes à aller voir des matchs de foot et à devenir des supporters.trices comme les autres.
La réalité est assez différente. Cette femme s’était habillée en homme pour aller voir un match. Des policiers ont voulu la fouiller à l’entrée. Elle n’a pas voulu se laisser toucher et a révélé son identité. Les policiers l’ont arrêtée, et mise en prison pendant trois jours. Relâchée, elle a entendu le verdict de son procès avec anxiété, faisant part à ses proches des conditions terribles de son incarcération au milieu de criminels de métiers. Le verdict est tombé: six mois de prison ferme. C’est pour ne pas retourner en prison, pour dénoncer l’injustice d’un régime qui condamne à six mois de prison une femme qui n’a commis aucun crime, qui n’a nuit à personne, qu’elle s’est immolée devant le tribunal et pas parce qu’elle n’avait pas le droit de voir un match de foot.
Je n’ai pas de solutions contre les formes de désinformations qui existent aujourd’hui, sinon douter de tout.
Anoush n’est pas une exception. Partout j’ai entendu la même histoire. La jeunesse, surtout, et l’Iran n’en manque pas, semble d’accord sur une chose: avoir un turban sur la tête ne favorise pas la pensée. Très informées, extrêmement cultivées, d’un niveau de formation qui fait passer les Etats-Unis pour un pays émergeant, il ne suffisait que de quarante ans d’hypocrisie religieuse pour pousser cette génération dans un athéisme réjouissant. Tous semblent attendre le bon moment, qui ne se provoque pas, mais qu’ils saisiront sans hésiter quand il se présentera. En l’attendant, ils parlent de plus en plus librement, et s’ils baissent encore le ton, c’est sans édulcorer leur critique et leur colère.
Chiraz
Il faut de la force pour s’arracher à l’hospitalité Perse. Couché sur les tapis à décortiquer des pistaches cueillies sur les arbres, les jours passent sans que l’on s’en rende compte. Je laisse Anoush à sa récolte, avec tristesse
Si une chose n’a pas changé depuis Bouvier, c’est bien la douceur de vivre de Chiraz, élevée ici au rang d’art, dans les jardins ombragés où les fontaines jouent des airs rafraîchissant, dans les alcôves qui bordent la tombe du poète Hafez où les amoureux se murmurent des promesses éternelles, dans les allées de roses du jardin d’Eram à contempler la vie s’écouler en sirotant un jus de pastèque à la menthe.
Selon Bouvier, on parle à Shiraz le persan le plus pure d’Iran. Je ne sais pas s’il a raison, mais c’est un plaisir d’entendre couler cette langue fluide comme de l’eau. Les mots semblent se déverser directement de la poitrine à la bouche, on jurerait qu’ils précèdent la pensée. Parfois c’est un flot ininterrompu pendant de longues minutes, les voix se chevauchent sans s’interrompent pour autant, et plus la conversation s’anime, mois on arrive à déchiffrer les intentions et plus on se laisse séduire par la virtuosité des musiciens.
Si l’on déguste le persan gratuitement aux terrasses de la ville, le vin n’y est plus aussi accessible qu’à l’époque de Bouvier. On continue pourtant à le distiller dans les maisons et ce qu’il perd en qualité, il le gagne en convivialité. Le guide de la mosquée Shahchrag a beau essayer de me convaincre que dans la poésie d’Hafez ou de Rûmî, il faut comprendre le vin comme une métaphore, j’ai assez lu Kayyman pour ne pas en croire une parole. Il reviendra sur les terrasses de Shiraz, et il sera joyeux comme le chant des oiseaux qu’on entend partout.
Bouchehr
Je ne serai pas allé plus loin que Bam sur la route de l’usage du monde. Pas de visa pour le Pakistan et l’Afghanistan reste à ce jour un rêve inaccessible. Au Pamir, je m’en suis approché presque à le toucher. Bouvier mentionne le Pamir comme une région où personne ne s’aventure: « un voyage qu’on ne souhaite à personne ». C’est probablement la région la moins développée de mon voyage, mais elle est aujourd’hui bien investie par les randonneurs, les cyclistes de l’extrême et les motards comme moi qui rêvent de la Pamir Highway. C’est pourtant sur ces pistes que je me suis senti le plus proche de Bouvier et Vernet, parce que l’absence d’asphalte retarde l’invasion et que le Pamir résiste au temps.
Quitte à remonter vers le nord pour passer l’hiver à Tabriz, autant s’offrir encore un peu d’été au bord du Golfe persique. C’est oublier qu’il y a été et été… 45 degrés, un taux d’humidité qui bat tous les records, Bouchehr ne ressemble à une station balnéaire qu’en apparence. J’en profite quand même pour relire la fin de l’Usage sur un toit surplombant le golfe, au coucher du soleil, un joli poisson farci en guise de repas. C’est la partie que je préfère. Quetta, au Pakistan, avec ce magnifique éloge des garagistes. Peut-être une nostalgie d’enfance. J’aurais voulu être garagiste. Un orientateur professionnel m’a découragé à l’âge de 15 ans. Ses projections prévoyaient la disparition du métier dans les 10 ans à venir. Ceux qui les avaient rédigées avaient peu voyagé.
Je décide de remonter le plus vite possible vers le Nord pour échapper à cette étuve qui s’abat dès neuf heures du matin. J’ai la bonne idée de faire quelques recherches avant de prendre la route pour Ahvaz, qui semble à bonne distance pour la prochaine étape. L’OMS distingue la ville comme étant la plus polluée en particules fines au monde. La température a grimpé jusqu’à 57 degrés en juin, les industries et les voitures font le reste. Je suis obligé de passer aux abords de la ville entourées sur 30 kilomètres d’un smog épais, petite anticipation de ce qui nous attend. A certains abords, l’Iran plairait à Trump. Aucune réglementation sur l’environnement, le prix de l’essence à 6ct le litre n’incite pas à la modération (les mollahs, plus perspicaces que Macron, savent pourquoi ils la subventionnent).
Tabriz
Je ne passerai pas l’hiver à Tabriz. Pas de prolongation de mon visa. Ce gouvernement possède un sens de l’hospitalité inversement proportionnel à celui de sa population, ce qui veut dire beaucoup. Il faut suivre le conseil de Bouvier et laisser faire le voyage. J’ai déjà une petite idée de comment le poursuivre sans trahir l’esprit de ce projet.
Je ne passerai donc que quelques jours à Tabriz. Une petite pluie fine annonce déjà cet hiver qui immobilisa nos deux voyageurs ici pendant six mois. Les soirées sont fraîches. Ma furtive impression de la ville me dit qu’elle a encore plus changé que les autres. Elle me fait même l’effet d’une ville « branchée », avec ses cafés librairies, ses femmes qui plus qu’ailleurs usent de la latitude qui leur est permise pour porter le voile comme un accessoire de mode, le laisse même tomber dans les bars les plus occidentalisés. Terminer mon usage du monde là où Bouvier et Vernet commence la deuxième partie du leur me semble approprié. Il y a deux Usage du monde à mon sens. Le premier des Balkans jusqu’à la Turquie, et le deuxième, celui que j’affectionne le plus, de l’Iran à l’Afghanistan. La leçon que Bouvier tire du voyage, il l’applique dans cette deuxième partie à son style qui se dépouille de ses effets et de ses affectations. J’aime également ce passage écrit six ans plus tard, dans lequel Bouvier cherche à exhumer de ses souvenirs quelque chose des semaines passées sur un chantier archéologique. Le parallélisme évident entre le travail de reconstitution du souvenir et le travail de l’archéologue constitue un artifice littéraire qui transforme le récit de voyage en une oeuvre littéraire. Je ne lui en demandais pas plus. Abandonner la recherche d’un authenticité impossible pour investir le terrain de la création. Je lui suis gré également d’un aveux: « comme c’est boutiquier, ce désir de tirer parti de tout, de ne rien laisser perdre… »
Avant de partir, quand je parlais de ce voyage en Suisse, j’ai souvent perçu une forme de désapprobation à l’idée que je n’allais pas documenter ce projet sur les réseaux sociaux. Un soupçon d’égoïsme à ne pas « partager ». Que le rejet de l’égotisme extrême qu’on peut voir sur Instagram ou Facebook puisse passer pour de l’égoïsme constitue un dernier renversement des valeurs qui caractérise si bien cette époque. Bouvier le dit précisément dans ce passage, vouloir utiliser sa vie pour lui donner une forme demande du temps et de l’endurance. C’est un des points communs entre le voyageur et l’écrivain, l’endurance. Elle disparaît dans la gratification immédiate.
Repris la moto et la route qui grimpe vers le Kurdistan turque. L’odeur qui vient de l’ouest n’est pas différente, après tout, les odeurs ne connaissent pas de frontière.
Épilogue – Chronique japonaise
Tokyo, novembre 2019
Passer l’hiver à Tabriz m’a été interdit, très bien, je m’adapte au fait que depuis 60 ans le temps s’est accéléré pour rejoindre directement la destination finale de Bouvier. L’Usage du monde nous l’avait laissé à la frontière entre l’Afghanistan et l’Inde, il terminera le voyage au Japon en 1956. Entre les deux, l’enfer de Ceylan qui donnera la matière au Poisson scorpion.
De son séjour de 1956 additionné d’un deuxième voyage en 1964-65 (juste après la publication de l’Usage du monde – comme si la sortie du livre marquait la fin véritable du voyage et la possibilité de le reprendre) – il tirera d’abord Japon, puis, en y ajoutant quelques passages tirés de son journal, Chronique Japonaise. L’ensemble de ses notes du deuxième voyage au Japon sortira à titre posthume dans un recueil intitulé Le vide et le plein.
Si L’Usage du monde demanda un long travail d’écriture (aussi long, et même plus que le voyage lui-même qui dura cinq ans au total), travail qui selon moi se ressent trop souvent et parasite plus d’une fois la spontanéité du voyage, Japon est bouclé en un an. Texte de commande, en grande partie historique, publié en 1967. Je ne sais pas combien de temps il faudra à Bouvier pour le remanier et y ajouter les pages de son journal afin d’en tirer Chronique Japonaise, mais je suspecte qu’il réalise ce travail plus vite encore. Quant aux notes titrées de ses carnets du Japon qui constituent Le vide et le plein, publiées en 2004, bien que corrigées sur deux tapuscripts par Bouvier, on les sent encore jetées librement sur le papier.
De L’usage du monde aux notes qui forment Le vide et le plein, il y a donc un mouvement vers la rapidité dans l’écriture. Comme s’il avait fallu à Bouvier ces années de distance avec le voyage initial pour en appliquer véritablement les leçons à son travail. Car si le voyage consiste à se dépouiller, Bouvier se débarrasse enfin d’un héritage que L’usage du monde, dans son écriture, n’a pas réussi à éliminer complètement, le goût de l’effort, de la besogne laborieuse, pour le dire plus directement encore, d’une mentalité de petit-bourgeois protestant. Bouvier n’y parviendra complètement que mort, et c’est dans les textes de ses notes posthumes que l’on trouve le plus de légèreté, de finesse, de désinvolture et de rapidité. Elles ont par endroits le défaut de leur qualité, syntaxe approximative, thématique décousue. C’est ce que j’aime le plus de Bouvier. Chronique Japonaise, entre les deux, me donne une sensation d’équilibre que la structure du livre contribue à former: magnifique construction qui réussit le pari de faire dialoguer la grande histoire à l’histoire personnelle, l’objectivité à la subjectivité, des temporalités complexes, sans facilités ni artifices.
Pour en finir avec les notes du Vide, on peut se demander si elles ne rentrent pas dans cette catégorie que Kundera appelle les testaments trahis. Dans ce cas précis, tant mieux. Si Bouvier avait eu le temps d’en tirer un livre à part entière, peut-être se serait-il senti obligé de retravailler le style de ses notes jusqu’à leur enlever ce qu’elles ont en propre, et qui fait tellement défaut à l’Usage du monde, de la grâce. Intelligent, perspicace, spirituel, Bouvier l’est toujours. Pour lui trouver l’élégance négligée de la légèreté, lisez Le vide et le plein.
Kyoto
Lors de son deuxième séjour en famille, Bouvier habite cinq mois dans un pavillon du temple du Daizoku-ji, qu’il traduit littéralement par Le pavillon de l’auspicieux nuage. Il m’a fallu quelques minutes d’enquêteurs pour trouver le signe Nuage, sur l’un des nombreux temples qui jalonnent l’enceinte du Daitoku-ji. J’ai fini par le localiser, en plein milieu, comme le dit Bouvier (qui pour une fois est précis). Comme dans beaucoup d’endroit au Japon, c’est une porte fermée qui m’attend. N’empêche, je passerais bien quelques mois ici.
Tokyo – Arakicho
Après L’Usage du monde, je me croyais vacciné face à la tentation de suivre Bouvier à la lettre. Je me suis quand même rendu à Arakicho, là où Bouvier réside lors de son premier séjour à Tokyo. Pour une fois, je n’ai pas été déçu. C’est vrai qu’il a mis du temps à le trouver, son logement, mais l’endroit est parfait encore aujourd’hui. Sorte de village en miniature au cœur de Tokyo, ces quelques rues en cuvette entourées de grands immeubles ont conservé quelque chose de provincial qui revivifie le cœur desséché par trop de néons tokyoites.
Osaka
Le noon bar, logé sous un pont ferroviaire derrière la gare d’Umeda, accueille à l’occasion des soirées twist. Précédé par un workshop où l’on enseigne les bases du déhanché, un orchestre sapé à neuf dans des trois pièces années vingt déroule des standards pour la poignées d’amateurs locaux venus pour la plupart dans leur costume de circonstance. L’ambiance bon enfant ne parvient pas à faire oublier les mouvements mécaniques des corps plus robots que Joséphine Baker.
Depuis que je suis arrivé au Japon, je ne peux m’empêcher de penser que ce peuple n’est là que temporairement, et qu’il attend patiemment le retour du vaisseau mère pour le ramener dans sa planète d’origine.
Kyoto – Ryoan-ji
Si le jardin zen le plus célèbre du Japon a constitué pendant des siècles une énigme mystique pour les amateurs de contemplation, son secret n’a jamais été aussi loin d’être découvert qu’aujourd’hui. On a beau se concentrer, faire le vide dans son esprit, tenter d’appréhender les relations, se perdre dans les combinaisons numériques, chercher le point nodale ultime de la révélation, l’effort nécessaire pour faire abstraction des perches à selfies rend l’exercice plus vain que jamais.
Himeji
Je sens bien que le Japon me résiste, ou plus vraisemblablement que c’est moi qui lui résiste. Avant la visite du temple d’Himeji et de son donjon du héron blanc, je n’avais pas réussi à mettre le doigt sur la raison de cette résistance. Je fais une allergie aux parcours fléchés.
Kyoto
Cette façon de prescrire sans en avoir l’air! Please, don’t smoke while walking. Please, don’t run. Please, keep left. Au début, on se demande naïvement s’il s’agit seulement d’un conseil, d’une recommandation, mais on est rapidement fixé à la manière dont ces injonctions sont rigoureusement suivies par la foule. Mon sang italien me monte à la tête. A Naples, un feu rouge, après tout, n’est rien d’autre qu’une invitation à faire attention, et à l’inverse, on serait bien mal inspiré à traverser au vert en présence de trafic. Pas ici. Je ne serais pas étonné que les seuls accidents de piétons soit le fait d’une volonté obstinée de respecter la loi. J’en viens à penser avec nostalgie au Tajikistan, où posséder une voiture vous donne instantanément le droit de conduire.
Sur la route d’Uno
Les textes de Bouvier sur le Japon: extraordinaire raccourci. Rien de plus efficace pour comprendre quelque chose à cette société. Mais quoi exactement, et à quel degré? Problème des raccourcis, on arrive vite, mais on rate le chemin qu’il faudrait faire pour appréhender réellement le territoire. On pourrait dire des raccourcis ce que dit Wittgenstein à propos de la vulgarisation. (Je paraphrase de mémoire) : faire croire qu’ils ont tout compris à des gens qui n’ont rien compris.
Naoshima (réflexions sur un ensemble de musées d’art contemporain, à passer sans scrupules pour ceux qui, légitimement, s’intéressent à d’autres sujets).
Cette petite île dans la mer intérieure de Seto s’est transformée depuis les années 90 en un lieu de pèlerinage pour les amateurs d’art contemporain et pour les curieux qui veulent savoir ce qu’on peut faire quand on a vraiment beaucoup d’argent et un goût indiscutable.
L’art contemporain, c’est un peu mon métier, alors forcément, Naoshima, j’en rêvais depuis longtemps. D’autant que l’architecte en question, Tadao Ando, je l’aime dans la même mesure que je hais Frank Gerry. C’est tout dire.
Cet endroit unique, utopie construite à partir de ce que l’art contemporain peut faire de mieux, inspire évidemment quelques réflexions… Que l’on s’entende bien cependant (sur ces trois petits points.) Tout ce que je vais dire, je le dis après avoir reconnu l’incomparable intégration de l’art, de l’architecture et de la nature, après m’être goinfré des visions d’Ando (qui a dessiné jusqu’aux parking à vélo de cette île), après avoir apprécié chaque oeuvre ou presque, justesse sans faille dans cette réunion d’une intention et d’un lieu. Seulement, une fois qu’on a dit ça (et à quoi bon parler de ce qu’on aime? on le sent bien, ce qu’on aime, on n’a pas besoin de mettre le doigt dessus), il reste une impression diffuse d’inaccompli qui vaut peut-être (j’en doute) qu’on y consacre quelques instants.
Alors voilà… J’imagine qu’il a été écrit mille fois que Naoshima, c’est la rencontre entre l’art contemporain occidental (pour faire simple) et le Japon (pour faire plus simple encore). Entre les deux musées principaux, un troisième, consacré entièrement à Lee Ufan, artiste coréen, pourrait faire mentir cette affirmation si l’on ne percevait pas le rôle de point de symétrie que constitue précisément le bâtiment et les oeuvres (point de symétrie, et probablement point argumentatif également, comme dirait les anglo-saxon «to make a point »). Seulement cette rencontre ne se fait pas sans difficulté.
Tout ce qu’on admire au Japon semble avoir un corollaire, comme s’il fallait toujours rétablir l’équilibre.
Peu de pièces sont exposées dans chacun des musées, et cette frugalité est une merveille. Elle permet à l’espace de l’œuvre de se déployer, au spectateur d’intégrer ce qu’il voit. On en sort comme après un repas japonais. Nourri, mais léger. Tellement léger que nos estomacs occidentaux, habitués aux festins du Beaubourg ou du Moma restent sur leur faim. C’est aussi que pour affirmer cette économie, ils en font des tonnes! Et comme en toute chose, quand l’effort se sent, le plaisir se perd.
Et les efforts, on ne les ménage pas ici… Ceux qui sont déployés pour conférer à l’expérience du visiteur une dimension spirituelle sont peut-être les plus évidents. Parcours initiatiques dans des couloirs aux allures de déambulatoires médiévaux, éclairages tamisés et j’en passe. Je ne me suis pas senti autant à l’église depuis longtemps. On va jusqu’à vous faire enlever vos chaussures, comme dans les temples, pour accéder aux œuvres les plus sacrées (et sans aucune espèce de justification). C’est là que je décroche. Qu’on me demande de mettre des pantoufles pour contempler quatre Monet mal éclairés, c’est trop pour mon athéisme artistique (et ma haine des pantoufles, c’est vrai aussi.) Si l’on pouvait, c’est à genoux qu’on nous les montrerait, ces nymphéas. Seulement on les a déjà vus à Paris, à l’Orangerie, en CinémaScope, en pleine lumière, en toute laïcité, et pas en entrée, mais en menu dégustation!
Petite réflexion à l’intérieur de la réflexion sur la question de la place des nymphéas de Monet dans la théorie de l’art contemporain (à passer avec encore moins de scrupules que ce qui précède)
Je trouve qu’on a avalé un peu vite la réécriture de l’histoire proposée par Clément Greenberg, historien de l’art américain, à propos des nymphéas de Monet. Quelques éléments de contexte. Après la deuxième guerre mondiale, une partie du monde se cristallise autour de l’opposition entre les États-Unis et l’Union soviétique. Cette guerre froide ne se jouant pas sur le terrain des opérations, elle se joue sur tous les autres terrains possibles, du sport à la conquête de l’espace. Sur le terrain de l’art, c’est Clément Greenberg qui va s’en charger. La première partie du 20è siècle avait été dominée par les avant-gardes européennes. Paris faisait figure de capitale de l’art moderne. La montée des totalitarismes et leur aversion pour l’art moderne s’est accompagnée d’une migration importante d’artistes européens vers les États-Unis qui font ce qu’ils ont toujours fait avec l’immigration, ils l’avale, la digère, et tout ça se retrouve expulsé sur les toiles sous la forme de l’expressionnisme abstrait. Devant les oeuvres de Jackson Pollock, les plus originales de l’époque, Clément Greenberg, cherchant à affirmer la suprématie américaine sur l’art moderne, invente une autre généalogie à cette nouvelle peinture américaine. Il amoindrit l’héritage directe de l’Europe en court-circuitant toutes les avant-gardes de la première moitié du siècle et fait remonter la source de l’expressionnisme abstrait aux impressionnistes, plus précisément à Turner, et au Monet de la dernière période, en particulier les nymphéas. Cette théorie est rapidement devenue un dogme et les nymphéas les précurseurs incontestés de la peinture des années cinquante, et, dans la foulée, les voilà ouvrant la portée à l’art contemporain (et à l’expérience du spectateur, les nymphéas ne se regardent pas, ils s’expérimentent, comme dans la mise en scène du musée de Naoshima).
Bien. Il y a quand même une ou deux choses qui clochent dans cette réécriture. La première, c’est peut-être Pollock lui-même, qui se souciait des nymphéas comme de sa première cuite. De son aveux même, celui qu’il voulait défier, c’était Picasso, pas Monet. Il y a aussi la confrontation aux oeuvres. Sans entrer dans le détail, on peut dire que les arguments concernant les formats, l’espace, les limites ne tiennent pas longtemps à l’examen. Trop d’imprécisions, de petits arrangements avec le réel. La théorie de Greenberg a surtout deux mérites. Elle montre la façon dont l’art peut être instrumentalisé à des fins politiques et elle illustre certains mécanismes du marché de l’art (avant la deuxième guerre mondiale, les nymphéas ne valaient presque rien, après Greenberg, leur prix a explosé). Ce que je trouve particulièrement cocasse, c’est de voir cette théorie issue de la volonté d’affirmer la suprématie américaine sur le monde à la sortie de la guerre, validée là où on pourrait s’y attendre le moins, au Japon! On peut toujours se dire qu’il y a d’autres japonismes chez Monet qui peuvent expliquer sa présence ici. Le jeu des reflets, par exemple, visible partout au Japon ou le fait que Monet peignait à Giverny son jardin… japonais. Mais ces traits sont surtout révélateurs de la façon dont l’art moderne s’est approprié des exotismes de cartes postales. Qu’on ait pris au sérieux jusqu’ici les spéculation impérialistes d’un historien de l’art relève plutôt à mon sens d’un snobisme qu’il faudrait être aveugle pour ne pas voir. C’est d’ailleurs une des caractéristiques des œuvres de James Turrell, qui accompagnent celles de Monet dans le musée: aveugler.
Pour en finir avec Naoshima et ses musées, c’est peut-être moins la lecteur spirituelle de l’art qu’ils cherchent à imposer (si une civilisation future devait retrouver un jour les ruines oubliées de Naoshima, elle penserait sans aucun doute qu’il s’agissait d’un lieu de culte), que la façon très japonaise dont elle l’impose. Personnellement, devant l’obligation qui m’est faite de méditer le paysage dans la cafétéria, chaises toutes tournées vers la baie vitrée qui surplombe la baie, j’ai vite une envie adolescente de sortir mon portable. Pareil avec l’interdiction de prendre des photographies, et quel soulagement, bien sûr! Quelle pause salutaire dans la débauche de clichés pris au Japon. Et pourtant cette façon de m’obliger à vivre l’instant a des parfums autoritaires qui m’agacent assez pour me pousser à la transgression. C’est peut-être ça le fond de l’affaire. Pas de transgression dans ces musées, et pourtant, quoi de plus fondamental que la transgression dans l’art? Mais je suis sûrement injuste, et si ça se trouve, ce n’est rien d’autre qu’une affaire d’esthétique. Je me sens plus à l’aise au palais de Tokyo qu’au Japon, voilà tout.
Dans les bains de Naoshima
Cette longue tirade sur l’art est peut-être moins éloignée qu’il n’y paraît de Bouvier. Elle m’aura permis de préciser dans mon esprit des éléments de son style autour desquels je tourne en rond depuis le début de ce projet. Il m’y aura aidé aussi dans ses notes du Vide. Il nous explique comment écrire revient pour lui à traquer le lieu commun, la formule facile, que ce soit au niveau du fond comme de la forme. En fin de compte, Bouvier est un moderne. Ce qu’il recherche, c’est l’originalité. De là son amour pour le surréalisme (et probablement de là mon antipathie pour ce mouvement qui va au-delà de la personnalité gluante de Breton. Le surréalisme aussi a pris un coup de vieux aujourd’hui où les correcteurs automatiques de nos portables font bien mieux que toute l’écriture automatique! Nous partageons cependant la même admiration pour Desnos, mais je soupçonne que ce n’est pas le même Desnos que nous aimons.
Cette traque perpétuelle que Bouvier livre aux clichés arrive un peu tard… Il a certainement été en phase avec des territoires mais il a raté son époque. C’est ce qui fait selon moi qu’en certains endroits, en particulier de l’Usage du monde, Bouvier a mal vieilli, parce que l’originalité est devenue elle-même un cliché. Tous les efforts qu’il fait pour éviter le lieu commun se transforment en lieu commun et plus il travaille dur, plus il transpire, plus ses procédés pour cacher la banalité de l’expression se voient comme le nez au milieu de la figure.
(Ce que je viens de faire là avec le nez au milieu de la figure, constitue une démonstration inverse. Comment écrire quand l’originalité est devenue une banalité? Ce qui ne date pas d’hier, cela dit, puisque Bouvier écrit l’Usage du monde dans les années 60, exactement la période où l’on prend conscience de façon acérée de l’aporie de l’originalité. Une des solutions, si l’on pense que la littérature a encore quelque chose à dire, consiste à mettre à distance la langue, la réfléchir. Cette posture à plusieurs avantages. D’abord elle permet d’éviter par une pirouette l’impossibilité de l’expression. J’ose à nouveau utiliser le lieu commun littéraire, puisque je n’en suis pas la victime, mais que je l’exploite pour révéler quelque chose de nouveau, ou plus modestement, un nouvel aspect de quelque chose que je cherche à dire. Ensuite, c’est amusant. Jouer avec le langage procure un plaisir qui remonte à l’enfance et ces plaisirs-là ne cessent jamais de nous travailler, à l’exception de ceux qui grandissent, mais qui se soucie de ceux-là? Enfin, et ce n’est pas le moindre mérite en cette époque de gratification immédiate – que serait la littérature sans une forme de résistance? – Cette façon d’écrire ne prend pas le lecteur pour un con. Elle demande à être lue avec une vigilance constante, un doute perpétuel face aux expressions toutes faites, aux ficelles faciles, aux métaphores éculées. Comparer la banalité au nez au milieu de la figure n’a de l’intérêt que si l’on prend conscience de la banalité de la comparaison. Un petit intérêt peut-être aussi dans le contexte de son écriture (et le contexte est la pierre de voûte – on commence à se comprendre? – de cette architecture réflexive) puisque s’il y a bien une chose qui se voit chez un occidental au japon, c’est le nez au milieu de la figure)).
Sur la route de Nagasaki
Le problème avec le japon, c’est qu’il semble toujours tellement… japonais. On voudrait le voir avec les yeux d’un nouveau-né, mais à moins d’être soudainement frappé d’amnésie, c’est impossible, partout on reconnaît. L’impression de déjà-vu est omniprésente. C’est un des prix à payer de vivre dans une époque de saturation des images. L’effet carte postale.
Là encore, il m’aura fallu ce détour par l’art et l’écriture pour mettre le doigt dessus (et au Japon, on a toujours l’impression de mettre le doigt sur la queue d’un lézard. A peine le temps de le regarder d’un peu près qu’il abandonne sa queue derrière lui et vous laisse face à une enveloppe morte). Il en est de même du cliché visuel que du cliché littéraire. Les seules photographies que j’ai envie de prendre ici sont celles des gens qui se prennent en photo devant un temple, un paysage, un jardin zen.
La photographie touristique semble dispenser deux fois de voir. Pour celui qui prend la photo et qui tout juste prélevé son image se désintéresse du sujet. Pour celui qui croit reconnaître un paysage vu des milliers de fois et qui ne se sent pas le devoir d’y passer trop de temps. Le problème, c’est que rien ne se dévoile dans la précipitation.
Kyushu
Dans Chronique Japonaise, Bouvier raconte un périple sur l’île d’Hokkaido, la plus au nord du Japon. C’est un très beau récit, mélancolique. Il fait le tour de l’île, des heures d’autobus sur des paysages pluvieux, la recherche des Aïnous, les premiers habitants de l’île réduit à jouer les modèles folkloriques pour les amateurs de photographie comme Bouvier.
En ce moment, début décembre, l’Hokkaido est sous la neige. Je m’embarque donc pour un tour de l’île la plus au sud du Japon, Kyushu. On peut après tout dire la même chose de Kyushu que ce que dit Bouvier de l’Hokkaido: des forêts, des volcans, des rizières. Pas très suprenant pour un pays qui a poussé les questions de symétries jusqu’aux limites de la géométrie.
Pluie sur Nagasaki
Le voyageur, s’il voyage suffisamment longtemps, fait des erreurs dont il sait tirer profit. J’étais surpris de pouvoir réserver une chambre dans un hôtel de Nagasaki, à 300m de la gare, qui paraissait offrir plus que ce que les hôtels offrent habituellement par ici (à savoir une boite à chaussure) et pour la moitié du prix. Mais voilà, j’avais lu un peu vite, et si l’établissement se trouve effectivement à 300m d’une gare, ce n’est pas de celle de Nagasaki, mais d’une station de banlieue, à une dizaine de kilomètres du centre. Je me retrouve donc dans un hôtel qui imite un château écossais, apparement prisé pour les mariages, dans la banlieue de Nagasaki, entouré de grands garages Nissan, Honda ou Mitsubishi, et d’un immense centre commercial.
Quand l’orage se met à tonner et que la pluie s’abat sur la tour en brique du Royal Chester Hôtel, on s’y croirait. D’autant plus que le centre commercial vend du whisky écossais.
Kumamoto
J’ai avancé plus haut que les correcteurs automatiques faisaient aujourd’hui mieux que toute l’écriture automatique des surréalistes. Il faut y ajouter les traducteurs automatiques. Celui de google vaut Reverdy quand il traduit du japonais un commentaire sur le musée d’art contemporain de Kumamoto : « D’une certaine manière sombre, j’ai oublié le nom de Yokoo.»
Le château de Kumamoto, en rénovation après un tremblement de terre, ne se visitant pas en ce moment, le musée d’art contemporain « d’une certaine manière sombre, j’ai oublié le nom de Yokoo » ne devant se visiter sous aucun prétexte, il ne reste qu’à marcher dans cette ville qui ressemble (il fallait en faire plusieurs pour s’en rendre compte) à toutes les petites villes japonaise, c’est à dire qu’elle est laide. Ses immeubles se déploient autour des éternelles galeries commerciales du centre. Ce qui distingue cependant Kumamoto, c’est que la ville accueille en ce moment le championnat du monde de handball féminin. C’est donc probablement l’unique opportunité de voir, errant au milieu des japonais, des athlètes en survêtement venant de tous les pays, qui semblent un peu désemparées d’être là.
Nagasaki
Il ne faut pas comparer les douleurs. Les chiffres ne tiennent pas devant une tache de sang. L’injustice faite à un seul être humain est une injustice faite à l’humanité toute entière. Etc., etc.
Devant le mémorial de Nagasaki, je pense pourtant à celui du 11 septembre.
Il est d’une grande modestie et d’une grande sobriété, le mémorial de Nagasaki. Quelques marches, imitant les ondes de propagation à l’épicentre de la déflagration, entourent une sculpture. Un peu plus haut, dans le parc pour la paix, se succèdent d’autres sculptures, envoyées de chaque coin du monde, plus laides les unes que les autres, sorte de musée des horreurs à ciel ouvert. Le mémorial d’Hiroshima n’est pas beaucoup plus impressionnant.
Il ne faut pas comparer les douleurs, mais 130’000 (250’000 selon certains historiens) victimes entre Hiroshima et Nagasaki, 2’977 le 11 septembre. Le mémorial du Word Trade Center est magnifique, émouvant, impressionnant, tout ce qu’on veut, mais pas modeste. ça doit quand même signifier quelque chose, cette célébration comparée du souvenir. Quelque chose sur les mentalités.
Je me demande aussi quand les États-Unis présenteront leurs excuses. Aujourd’hui que l’on sait que la théorie du « mal nécessaire » était pure propagande, que le Japon avait déjà perdu la guerre, et que ces deux bombes n’étaient qu’une occasion de test en condition réelle et une opportunité de montrer au monde que les Etats-Unis avaient la plus grosse, il me semble que le temps du mea culpa (maxima culpa en l’occurrence) est venu.
Osaka / La chevillère élastique
C’est une chevillère élastique noire. La marque, inscrite en jaune sur le côté droite, commence à s’effriter. Je la porte depuis que je me suis foulé la cheville sur la Pamir Highway. C’était celle de Michael, qui me l’a offerte ce jour-là avec de nombreux conseils pour accéléré mon rétablissement.
Après être descendu prendre un café, je suis remonté dans ma chambre. J’ai constaté que la chambre avait été faite dans ce court intervalle. Je me suis douché, habillé, et au moment de mettre mes chaussures, je n’ai pas trouvé la chevillère. Je l’ai cherchée partout dans la chambre. Mon bagage étant très limité, j’ai vite compris que la chevillère avait disparu. Une femme de chambre avait dû jeter ce morceau d’élastique noir qui traînait par terre.
J’ai perdu mes nerfs. Je suis descendu immédiatement à la réception, j’ai expliqué le plus posément possible le problème, j’ai senti monter en moi un mélange de colère et de détresse. Devant la réceptionniste qui ne comprenait pas, à sa façon de répéter les trois mots anglais qu’elle connaissait, en la voyant essayer de traduire sur son téléphone son incompréhension, je me suis même laisser envahir par la haine. J’ai pris un morceau de papier et j’ai écrit avec précision ma plainte. Je suis remonté dans ma chambre sans ajouter un mot.
C’est à Venise, il y a maintenant un mois et demi, que j’ai appris la mort de Michael. Les deux russes m’ont écrit pour me dire qu’ils avaient vu des messages inquiétants sur les réseaux sociaux. Sa fille nous a envoyé ensuite un message, nous confirmant la nouvelle. Michael est mort à Gdansk dans un accident de circulation, il conduisait sa moto.
Le personnel de l’hôtel a retrouvé la chevillère. Elle ne m’a pas quitté depuis.
Cap Sata
A l’autre extrémité du Japon, Bouvier passe le cap Erimo dans un de ces autobus qu’il aime tant. Pour continuer à faire autrement, je passe le cap Sata en bateau. Sa description commence mal. Je pense tout de suite à Jim Harrison: « Chaque fois que nous demandons aux lieux d’être autre chose qu’eux-mêmes, nous manifestons le mépris que nous avons pour eux.» Je veux bien élaborer un peu, mais ça risque d’être pédant… Très bien, si vous insistez… Bouvier est coupable d’un des plus vieux lieux commun de l’histoire de la description, (lui qui veut tellement les éviter!), l’ekphrasis. Sa description est celle d’une image, d’un tableau. Il finit d’ailleurs par le lâcher : « C’est comme si Jérôme Bosch s’était surpassé et qu’un peintre encore bien supérieur soit ensuite venu débarrasser son tableau de la rocaille, des diableries, de tout l’inutile. » On ne peut pas lui en vouloir, le cap Sata, vu de la mer, offre également les lignes d’un calligraphe, les contours d’un dessinateur. Il abandonne d’ailleurs assez vite et revient à ce qu’il fait de mieux, l’évocation des voyages en bus, quelques rencontres esquissées avec justesse, la précieuse banalité des heures perdues à promener sa solitude dans les parages de celle des autres.
Tanegashima
La nostalgie du voyage de Bouvier au Nord se retrouve intacte au sud. Fini les hordes de touristes. Le musée des armes à feu est désert. Je ne ressens pas le besoin d’aller jusqu’au centre spatial au sud de l’île, parce que tout est absolument à sa place ici, juste. On ne peut voyager qu’hors saison.
Kyoto
La compagnie est gaie dans ces minuscules échoppes composées d’un comptoir en L, d’un réchaud pour frire la tempura, quelques bonbonnes de bière et une collection de saké. Quand on a peu de temps pour découvrir un lieu, le mieux est encore de choisir un bar et d’y revenir. Le mien a tout pour plaire. La crasse collée au bois, les habitués au banc. Ils ont vite fait de m’adopter, pour ces quelques jours au moins, ça ne coute rien et ça divertit. Bouvier passait son temps à consulter des albums de photo qu’on lui fourrait sans cesse dans les mains pour éviter d’avouer qu’on a rien à se dire. On se passe aujourd’hui les téléphones, les sourires édentés reconnaissent ici un temple, là une rue. L’alcool délie les langues que google translator a de plus en plus de mal a identifier. Je ne connais pas mieux que ces petits bars d’habitués, pour autant qu’on les trouve. Celui-là, avec ses lunettes auxquelles il manque une branche, se révèle être architecte; cet autre, avec son ventre si peu japonais, chauffeur de taxi; et cette femme sans âge qui travaille pour Kawasaki aviation, voyageuse à sa manière, dont la plus grande fierté semble être d’avoir réussi à visiter trois pays européen en un seul jour.
Kamegawa
C’est un village, peut-être le mot banlieue conviendrait mieux, au Nord de Beppu, une ville d’eau célèbre pour ses sources et ses bains de sable. Le ciel lourd pèse sur les enchevêtrements de fils électriques qui pour la première fois m’apparaissent comme un filet emprisonnant les hommes filant droit dans les ruelles. Les basses maisons, accordées dans des variations de béton gris au bois noir, racontent une autre histoire. Coincé comme tant d’autres villages entre les montagnes et la mer, Kamegawa n’a pas d’échappatoire. Les dos voûtés semblent de toute façon avoir renoncé. Il commence à pleuvoir. C’est à Kamegawa, sous cette pluie lancinante, que j’ai trouvé le Japon. Je croyais la mélancolie un mal italien. Ou je me trompais, ou je la porte en moi.